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MANUEL D’ÉPICTÈTE.

sophe, et, de toute ton âme, rien[1]. Comme un singe, tout spectacle que tu vois, tu l’imites, et tu passes sans cesse d’un goût à un autre. Car ce n’est pas après examen que tu t’es mis à l’œuvre, ce n’est pas après avoir tourné tout autour de la chose pour l’étudier : c’est à l’étourdie, poussé par un frivole désir.

IV. Ainsi certaines gens, parce qu’ils ont vu un philosophe, ou parce qu’ils en ont entendu un qui parlait comme parle Euphrate (et personne peut-il parler comme lui ?), veulent philosopher, eux aussi[2].

V. Homme, examine d’abord l’affaire en elle-même ; puis ta propre nature, et si tu peux porter un tel fardeau. Tu veux être pentathle, ou lutteur ? regarde tes bras, tes cuisses, éprouve tes reins : car tel homme est né pour une chose, tel autre pour une autre.

VI. Penses-tu, quand tu entreprends d’être philosophe pouvoir encore manger et boire de la même manière, avoir les mêmes désirs et les mêmes dégoûts ? Il te faudra veiller, peiner[3], t’éloigner de ta famille, être méprisé d’un esclave, être raillé de ceux qui te

  1. De nos jours encore, n’est il pas beaucoup de ces grands enfants ?
  2. Euphrate, dont parle avec cet éloge Épictète, et dont il parle ailleurs encore (Dissert., II, 15 ; VII, 57), était un philosophe égyptien (Cf. Pline le jeune, Epist., I, 10). Dion raconte qu’il se donna volontairement la mort pour échapper aux maux de la vieillesse.
  3. Peiner : πονεῖν. On sait l’importance de cette idée dans la doctrine stoïcienne. Aristippe et Épicure posaient comme le souverain bien le plaisir, ἡδονή, le relâchement, ἄνεσις. Par une réaction violente contre ces systèmes, Antisthène et Zénon placèrent le souverain bien dans la peine, πόνος, dans la tension, τόνος. À l’engourdissement épicurien ils opposèrent l’effort et le travail. De même que, selon eux, le monde tout entier, avec la succession de ses phénomènes, représente les phases diverses d’une lutte éternelle, celle de la raison contre la matière, celle de l’âme intérieure au monde contre son enveloppe extérieure : ainsi la vie humaine, image raccourcie de la vie du Tout, consiste dans l’effort de la raison contre la sensibilité, dans la tension de l’âme contre le corps. Celui-là vit, qui peine et travaille ; celui-là est vraiment homme, qui lutte sans repos contre son corps, ses passions et ses désirs ; celui-là est presque Dieu qui remporte en cette lutte la victoire définitive.