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EXTRAITS DES ENTRETIENS D’ÉPICTÈTE.

je n’ai que la terre, le ciel et un manteau. Et que me manque-t-il ? Ne suis-je pas sans chagrin et sans crainte ? Ne suis-je pas indépendant ? Qui de vous m’a jamais vu frustré dans mes désirs, ou tombant dans ce que je voulais éviter ? Quand ai-je accusé les dieux ou les hommes ? À qui ai-je fait des reproches ? Quelqu’un de vous m’a-t-il jamais vu triste ? De quel air vais-je au-devant de ces gens qui vous effraient et vous en imposent ? N’est-ce pas comme au-devant d’esclaves ? Et quel homme, en me voyant, ne croit pas voir son seigneur et son maître[1] ? »

III

Des choses qui sont en notre pouvoir et de celles qui n’y sont pas. — Le navigateur et les vents. — Mort de Latéranus. — Mot de Thraséas. — Agrippinus partant en exil.

De tous les modes d’exercice de notre puissance intellectuelle, vous n’en trouverez qu’un seul qui puisse se juger lui-même, qu’un seul partant qui puisse s’approuver ou se blâmer. Jusqu’où la grammaire est-elle en possession d’aller dans ses jugements ? jusqu’à la détermination des lettres. Et

  1. Voilà bien la fierté stoïque si opposée, semble-t-il, à l’humilité chrétienne : c’est là ce que Pascal appelait une « superbe diabolique. » Mais voici comment Pascal parlait de lui-même dans ses Pensées : « J’aime la pauvreté, parce que Jésus-Christ l’a aimée. J’aime les biens, parce qu’ils donnent le moyen d’en assister les misérables. Je garde fidélité à tout le monde. Je ne rends pas le mal à ceux qui m’en font ; mais je leur souhaite une condition pareille à la mienne, où l’on ne reçoit pas de mal ni de bien de la part des hommes. J’essaie d’être juste, véritable, sincère et fidèle à tous les hommes, et j’ai une tendresse de cœur pour ceux que Dieu m’a unis plus étroitement ; et soit que je sois seul, ou à la vue des hommes, j’ai en toutes mes actions la vue de Dieu qui doit les juger, et à qui je les ai toutes consacrées. Voilà quels sont mes sentiments ; et je bénis tous les jours de ma vie mon Rédempteur qui les a mis en moi, et qui, d’un homme plein de faiblesse, de misère, de concupiscence, d’orgueil et d’ambition, a fait un homme exempt de tous ces maux par la force de sa grâce, à laquelle toute la gloire en est due, n’ayant de moi que la misère et l’erreur. » — Est-ce que sous l’humilité de Pascal ne se cache pas, à son insu même, un peu de cette « superbe » qu’il reprochait aux stoïciens ?