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EXTRAITS DES ENTRETIENS D’ÉPICTÈTE.

la musique ? jusqu’à la détermination des notes. Mais l’une d’elles se juge-t-elle elle-même ? nullement. Lorsqu’il faudra écrire à un ami, la grammaire dira comment il faut lui écrire ; mais la grammaire ne vous dira pas s’il faut ou non écrire à cet ami. La musique vous enseignera de même les notes ; mais elle ne vous dira pas s’il faut pour le moment chanter et jouer de la lyre, ou s’il ne faut ni chanter ni jouer de la lyre. Qui donc vous le dira ? la faculté qui se juge elle-même et juge tout le reste [1]. Et quelle est-elle ? La faculté rationnelle, car celle-ci est la seule qui nous ait été donnée pouvant se rendre compte d’elle-même, de sa nature, de sa puissance, de sa valeur, ainsi que de tous les autres modes d’exercice de l’esprit. Qu’est-ce qui nous dit en effet que l’or est beau, puisqu’il ne le dit pas lui-même ? évidemment c’est la faculté chargée de tirer parti des représentations. Quelle autre juge la musique, la grammaire et toutes les autres branches de savoir, en apprécie l’emploi et indique le moment d’en faire usage ? nulle autre qu’elle.

Les dieux donc, ainsi qu’il convenait, n’ont mis en notre pouvoir que ce qu’il y a de meilleur et de plus excellent dans le monde, le bon usage des représentations [2]

Que dit Jupiter ? « Épictète, je t’ai donné une partie de nous-même, la faculté de te porter vers les choses ou de les repousser, de les désirer ou de les éviter, en un mot, de savoir user des représentations. Si tu la cultives,

  1. Ce passage est essentiellement socratique (V. les Mémorables, le Second Hippias, l’Euthydème). Socrate distinguait deux ordres de sciences : les sciences inférieures, comme la grammaire ou l’arithmétique, enseignent à se servir des mots, des nombres, etc. ; la science supérieure, la philosophie, enseigne à se servir de toutes les autres sciences en vue du bien.
  2. Soit ; mais pourquoi n’ont-ils pas mis le reste en notre pouvoir, c’est-à-dire les représentations elles-mêmes et leurs causes ? À cette objection, Épictète répond par l’hypothèse d’une matière préexistant à la création divine, à laquelle les dieux n’auraient pu nous arracher. « Le reste, ils ne l’ont pas mis en notre pouvoir. Est-ce donc qu’ils ne l’ont pas voulu ? moi je crois que, s’ils l’avaient pu, ils nous auraient également faits maîtres du reste. Mais ils ne le pouvaient absolument pas. Car, vivants sur la terre, et enchaînés à un tel corps et à de tels compagnons, comment aurions-nous pu ne pas être entravés pour le reste par les objets du dehors ? » — Répondre ainsi en invoquant l’impuissance des dieux et en transportant le mal dans la Divinité même au lieu de le laisser dans le monde, ce n’est pas répondre. Marc-Aurèle corrige sur ce point Épictète.