Page:Marais -8Aventure de Jacqueline.djvu/14

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mann, la petite Luce Février, s’approchant de l’écrivain, lui demanda tout simplement :

— Est-ce vrai, Monsieur, que l’on va jouer, la saison prochaine, à l’Odéon, une adaptation française de votre drame : La Raison d’État ?

— C’est exact, répondit Schwartzmann, — beaucoup plus surpris d’être connu de Luce que de n’être point connu des deux jeunes gens. Décidément, quelle était cette petite femme énigmatique ?

René soupçonna la curiosité de l’écrivain ; et il fournit l’explication demandée :

— Mlle Luce Février est actrice, mon cher ; elle appartient au Théâtre-Royal où elle joue les ingénues… C’est même grâce à cela, au concours de hasards heureux dont Luce a profité, que je vais peut-être décrocher la grosse commande, la publicité qui fera parler de moi… Mon Arpète !

René montrait l’ébauche de glaise où s’indiquaient déjà les principaux mouvements du sujet posé par Luce. Schwartzmann dit :

— Racontez-moi… Que signifie ?…

Luce Février intervint gaiement :

— C’est toute une histoire, Monsieur. Vous connaissez certainement Jean Lafaille, l’académicien, l’illustre dramaturge qui est mort récemment. Ses pièces, qui prennent toujours pour décor les milieux ouvriers, la vie des humbles, lui ont valu une renommée mondiale ; et l’Arpète, notamment, cette comédie de mœurs qui étudie le sort des apprenties, a remporté un succès notoire. Mais, vous ignorez ce que fut l’existence intime de Jean Lafaille : un Parisien vous donnerait plus facilement la liste de ses vices que celle de ses ouvrages ; à l’étranger, Dieu merci, vous ne possédez que l’œuvre ; car la Gloire vole et s’envole, alors que le scandale se résigne à baver sur place… Jean Lafaille était marié avec une femme extrêmement riche qui l’entretint tant qu’il fut pauvre, qui fut quittée dès qu’il fut heureux (les associés du malheur sont rarement les compagnons de la victoire) ; et qui revient aujourd’hui, hautaine et désolée, reprendre possession de son mort, du mauvais mari qu’elle n’a pas cessé de chérir… On est en train de monter, au Théâtre-Royal, une pièce posthume de Lafaille dans laquelle j’ai un joli rôle. Mme Lafaille, en grand deuil, assiste à toutes les répétitions ; et c’est émouvant, je vous assure, de contempler ce visage ravagé, ces yeux fiévreux sous les voiles noirs, cette femme qui surveille anxieusement le jeu des interprètes, acharnée à ressusciter l’âme du défunt, à faire vivre la pensée d’un mort… Ce ne sont point les droits d’auteur ni la prime qui la tentent, celle-là !… Son masque est sincère… Or, il y a quelques jours, une camarade m’a dit que Mme Lafaille a l’intention d’élever un mausolée somptueux à la mémoire de son mari… Alors, il m’est venu une idée audacieuse : pendant une répétition, je me suis approchée tout doucement de Mme Lafaille, j’ai toussé pour m’enhardir, et j’ai murmuré timidement : « Madame, vous vous adresserez sans doute à quelque grand statuaire, afin de décorer le monument funéraire de Jean Lafaille : vous choisirez un artiste réputé dont l’œuvre, conçue par un esprit blasé de gloire, sera impeccable, mais peut-être froide… Avant de décider cela, voudriez-vous consentir à examiner la maquette que vous soumettrait un jeune sculpteur de mes amis ? Il serait si fier de cet honneur