Page:Marais -8Aventure de Jacqueline.djvu/19

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critiquer, c’est la manie de tout généraliser… Pour toi, un Allemand : c’est l’Allemagne. De ce qu’ils n’appartiennent pas à ta race, les Teutons te font l’effet des Chinois qui, à première vue, nous semblent taillés sur un même modèle ; façon plutôt enfantine de juger les gens. Je t’assure que, si le peuple germain m’a paru épais et grossier, si l’officier de là-bas est une baudruche gonflée de morgue, et le voyou des rues injurieux envers l’étranger, j’ai rencontré des êtres exquis, tels que Schwartzmann, parmi la classe intellectuelle.

René poursuivit avec feu :

— Car la classe prime la race. Je me sens plus le frère de cet homme qui comprend mon art et dont je comprends l’œuvre, que je ne me sens le frère du maçon de ma nationalité qui, dehors, me bousculera rudement parce que je porte des gants et que je suis un « monsieur ». Le Parisien affiné aura plus de plaisir à s’attabler en face d’un Berlinois de bonne compagnie dont la distinction lui agrée, que vis-à-vis d’un concitoyen de Ménilmontant qui le rebutera en mangeant son fromage au bout d’un couteau ; pis même : j’affirme qu’un homme pauvre éprouvera plus d’animosité criminelle à l’égard d’un parent riche dont il doit hériter, — qu’envers un étranger de pays ennemi dont la mort ne lui rapporterait rien… Et pendant la Révolution, lorsque notre noblesse, contrainte d’émigrer afin d’échapper à une multitude de brutes en folie, traînait les plus grands noms de France dans la poussière des routes, était-ce le peuple français qui lui offrait la protection due aux compatriotes, ou bien les aristocrates fraternels de Coblentz ?… Va !… La classe a tué la race. Désormais, l’internationalisme tacite des hautes sphères répond à l’anarchie des clans ouvriers. Quant à moi, artiste, je préfère cent fois un artiste étranger à ces bourgeois français dont l’imbécilité me crispe… Qu’importe de n’être point de la même nation, lorsqu’on possède la même mentalité ! Des deux pays hostiles, les savants, les poètes, les musiciens se tendent les bras : le génie est une patrie morcelée qui se partage entre tous les peuples.

Michel Bertin toisa ironiquement son petit-fils :

— Voilà de bien beaux sophismes, et tu les débites avec âme !… Le ton fait valoir la chanson. À ton âge, moi aussi j’étais un gamin sans chauvinisme. Je vendais tout tranquillement mes dentelles sur le marché parisien… Et puis, un beau jour, la débâcle est arrivée, on a fermé les magasins. Nous avons dû partir… J’ai eu faim, j’ai souffert ; je me suis battu pour la première fois après des semaines de famine et de fatigue, exténué, abruti, à demi-mort… J’ai été blessé par des gens que je ne voyais pas et j’ai tué des soldats que je n’ai jamais vus. Puis, des escarmouches m’ont mis face à face avec des uhlans que je me suis amusé à faire dégringoler de cheval en visant sans plus d’émotion qu’au jeu de massacre… Car, c’est le souvenir qui m’est resté de la guerre : aucune émotion — j’étais trop fourbu pour que mes nerfs eussent la force de vibrer — mais plutôt une impression de rancune morne contre ceux qui se permettaient d’entrer chez nous, et une indifférence satisfaite à en voir mourir le plus possible sous mes yeux… Ensuite, il s’est passé d’autres choses ; on m’a emmené ailleurs… Encore des marches forcées, des privations… J’étais plus abruti que jamais, la cervelle flottante, vide de pensées. Eh bien ! le jour où j’ai reçu l’ordre de tirer sur un commu-