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Page:Marais -8Aventure de Jacqueline.djvu/18

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de la crise ministérielle, tu dessineras les formes Louis XIII, des beaux feutres de frondeuses que les élégantes agiteront aux tribunes du Palais-Bourbon ou dans les salons du nouveau Président… Quant aux étrangers, tu les considère comme des clients qu’on doit faire payer plus cher : et c’est là ton nationalisme pacifique.

— Où veux-tu en venir, père ? interrogea M. Bertin d’une voix résignée.

— À ceci : tu es un indifférent occupé ; depuis vingt ans, le souci des affaires absorbe ton existence ; lorsque tu te reposes, tu vas au théâtre, aux expositions. Tu t’amuses ou tu travailles… mais tu n’as jamais réfléchi. Et c’est pourquoi je te crie : « Casse-cou ! » au moment où, par insouciance, tu t’associes à une sottise de tes enfants.

— Une sottise… Oh ! grand-père !…

Jacqueline et René protestaient à l’unisson. Le vieillard poursuivit :

— Il est inutile d’amener chez soi un homme que l’on a oublié depuis sept ans et deux inconnus qu’on ne connaissait point la veille. Tu pouvais les conduire au restaurant, mon enfant. Il faut respecter l’intimité du foyer ; cela m’indigne que le premier venu soit reçu dans ma maison. Et puis… tu sais que je n’aime pas les Allemands, là !

— Voilà le grand mot lâché, s’écria Aimé Bertin avec lassitude.

Il regardait son père d’un air agacé : trop léger et trop pondéré pour comprendre les convictions violentes, le modiste s’énervait à la pensée que c’était encore l’éternel dada qui allait troubler le calme de ce déjeuner. Michel gronda :

— Ah ! Tu es bien de ta génération, toi… On dirait que nos enfants sont restés appauvris du sang que nous avons versé… Vous avez un esprit anémique de petit bourgeois sage, mesquin, égoïste et rassis.

Aimé riposta en souriant :

— Ne t’en plains pas, papa… C’est cette génération peu glorieuse qui a refait la richesse du pays, grâce à ses vertus pratiques… A-t-on besoin de s’exalter pour être un homme utile ? Nous avons appris le patriotisme sans provocation ; et les fils de M. Chauvin ont découvert que l’amour de la patrie n’entraîne point nécessairement la haine de l’étranger. Aujourd’hui, il y a des Français toujours braves, il n’y a plus de Français bravaches.

Il conclut finement :

— Et puis, faut-il se jeter des déclamations véhémentes à la tête à propos d’une inoffensive invitation à dîner ? Ne tombons pas dans le ridicule. Il me semble que je ne manque point à mes devoirs, parce que j’accueille un ami de mon fils à ma table. D’ailleurs, rassure-toi, papa… Nous aurons beau avoir reçu trois Allemands ce soir, j’ai comme un vague pressentiment que, demain, la France sera toujours debout.

Le vieillard, irrité, se tourna vers ses petits-enfants et reprocha :

— Vous n’avez pourtant pas les opinions de votre père, vous deux… vous êtes d’une jeune race ardente… Eh bien, alors ?

René appuya son regard profond sur Michel, et répondit respectueusement :

— Tu sais, grand-père, que j’ai toujours partagé ta manière de voir… Me crois-tu un penchant pour nos voisins, par hasard ?… Moi aussi, je la déteste, cette « Allemagne de Bismarck et de Moltke, cette Allemagne qui bombe le thorax, qui ne cesse de rouler des yeux terribles et d’agiter sa grande épée », suivant l’expression d’un humoriste. Mais, ce que je me permets de