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Page:Marais -8Aventure de Jacqueline.djvu/21

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René bondissait, Jacqueline était rouge de fureur. Deux paires d’yeux gris foudroyèrent le grand-père d’un regard fulgurant. Et Aimé Bertin, navré, gémit en reprenant d’un entremets délectable : — Ah ! Là… là… là… là… là… là… Voilà que ça recommence !

Après ce déjeûner mouvementé, tandis qu’il descendait l’escalier de sa maison, accompagné de René et de Jacqueline, le modiste s’aperçut — le visage boursouflé et congestionné — dans la glace du vestibule.

Il constata mélancoliquement, cédant au besoin puéril d’être plaint :

— Vous voyez, mes enfants, dans quel état me mettent ces disputes !

— Oh ! papa, je le regrette bien… tu es si gentil, toi, fit René, attendri.

Aimé Bertin profita de ces bonnes dispositions pour proposer à son fils :

— Tu viens avec nous jusqu’au magasin ?

Mais, soudain, René tressaillit : sur le trottoir du boulevard Haussmann, une passante, se dirigeant vers la rue Taitbout, lui coulait une œillade oblique entre ses cils mordorés : il reconnut Luce Février. Il dit vivement :

— Je ne peux pas, père… Il faut que j’aille à l’atelier : j’ai à travailler.

— Cela ne te retardera pas beaucoup, insista M. Bertin.

Jacqueline, dont le regard malicieux n’avait pas perdu un détail de cette scène, adressa à son frère un sourire de connivence, et s’interposa :

— Voyons, papa, laisse-le donc tranquille… puisqu’il a à travailler !




IV


René Bertin rejoignit Luce Février à l’angle de la rue Taitbout.

Les deux jeunes gens s’étaient connus l’année précédente, pendant un séjour à Aix, où ils habitaient le même hôtel. M. Bertin venait s’y reposer des fatigues de la saison de Paris, avec ses enfants. Luce accompagnait sa mère qui suivait un traitement contre les douleurs. Luce avait vingt-deux ans ; la promiscuité de la vie d’hôtel l’avait rapprochée de Jacqueline ; les jeunes filles se liaient rapidement. Et Luce racontait son histoire : fille unique, sans dot, mais jouissant d’une certaine aisance grâce à la rente viagère dont bénéficiait sa mère veuve, elle avait compris, très jeune, qu’elle se condamnerait à un avenir médiocre en vivant sans effort. Et bravement — en fillette très moderne qui ne compte plus sur des hasards romanesques — elle avait résolu d’exercer une profession afin de se créer une position.

Ses dispositions naturelles lui avaient fait choisir le théâtre. Oh ! sans illusion… Elle soupçonnait bien les difficultés que rencontre une actrice honnête qui a décidé d’arriver par son talent seul. Mais quoi ! Toutes les carrières ont leurs inconvénients… Est-ce plus amusant, — institutrice — de gaver de science des mioches maussades ; ou — employée — de subir les rebuffades d’un patron rébarbatif ? À seize ans, Luce entrait au Conservatoire comme on entre à l’École Normale : en petite élève studieuse qui songe à conquérir ses diplômes. À vingt ans, elle débutait à l’Odéon. Son métier parfait, son talent mesuré, la conscience avec laquelle elle fouillait ses rôles, la faisaient remarquer très promptement. Un engagement avantageux l’attirait au Théâtre-Royal. À peine enorgueillie par ses succès, Luce était beaucoup plus fière du mal qu’elle s’était donné. Et, cette comédienne