Page:Marais -8Aventure de Jacqueline.djvu/24

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après dix ans de labeur obscur, l’inconnu d’hier se réveille célèbre : en l’espace d’un mois, l’arriéré de son travail lui est payé d’un coup ; sans transition, le besogneux méprisé ceint l’auréole d’or du prestige ; il jouit brusquement de son bonheur… à moins qu’épuisé par les tristesses et les déceptions passées, le malheureux n’expire devant sa conquête, inutile, en déplorant que ce trésor de gloire ne lui ait pas été dispensé petit à petit.

Cependant — ironie des choses — ce sont les cigales, et non les fourmis qui excitent la plus âpre envie. C’est avec une haine féroce que l’on évalue les gains réalisés si facilement par le grand romancier ou par le peintre illustre, — d’un trait de plume ou d’un coup de pinceau.

René Bertin se répétait rageusement : « À quoi me servira d’être millionnaire dans quinze ans, d’avoir la croix, les commandes de l’État et tout le tremblement !… Si Pinèdo ou Siot-Decauville acceptaient de me donner tout de suite cinq cents francs par mois, je leur céderais la totalité de mes œuvres à ce prix-là… Dire que c’est moi qui conclurais le mauvais marché… et pourtant, ils refuseraient !» À ces heures d’impatience, René maudissait sa jeunesse ignorée ; au rebours de Faust, il eût volontiers troqué ses cheveux blonds contre des tempes grises d’homme célèbre, afin de vendre ses sculptures. Hélas ! Méphisto ne se manifestait jamais, pas même sous la forme d’un éditeur d’art.

L’apparition imprévue de Luce Février, tout à l’heure, avait réveillé la douleur lancinante où le plongeaient son attente et son impuissance. Lorsqu’il rattrapa la jeune fille, au tournant des grands boulevards, René Bertin avait sa figure crispée des jours de marasme.

Elle s’en aperçut immédiatement et l’interrogea avec inquiétude :

— Eh bien ! Qu’est-ce qu’il y a ?… Ça ne va pas ?

— Toujours la même chose : je souffre de notre situation. Ça finit par me lasser que mon bonheur se nomme Demain. Par moment, il me semble que l’espérance n’est qu’une forme du désespoir.

— Lâche ! gronda tendrement Luce. Est-ce avec de semblables pensées qu’on parvient à triompher ?… Et c’est à la veille d’obtenir un résultat que vous vous désolez ainsi… Je vous dis que Mme Lafaille vous confiera l’exécution de l’Arpète… Je le sens… J’en ai la conviction. Alors !… C’est la notoriété rapide, les succès pécuniaires, grâce à cette glorieuse commande dont parleront tous les journaux. Vous n’avez donc plus confiance en moi ?… Puisque je vous affirme que cela sera, que je veux que cela soit !

Elle dardait ses yeux noirs sur le fin visage indécis du jeune homme, comme pour lui communiquer une énergie magnétique. Ému, René s’écria :

— Ah ! Ma chère petite courageuse encourageante… Votre séduction même m’enlève la force de lutter : j’endure le supplice délicieux de voir ma récompense à ma portée, quand le but à atteindre est encore si loin… Si vous saviez… lorsque vous êtes passée devant moi, à l’instant… Était-ce le hasard qui vous amenait dans mon quartier ?

Luce avoua, avec une confusion souriante :

— Non… Je sais que vous déjeûnez plus tard que moi. Alors, souvent, vers deux heures, je viens par ici ; je remonte le boulevard Haussmann et je ralentis le pas quand j’approche de votre maison ; il y a un parfumeur dans l’immeuble voisin ; je m’arrête, j’ai l’air d’exa-