Page:Marais -8Aventure de Jacqueline.djvu/23

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si son père lui coupait les vivres ? Il ne pouvait se mettre en ménage avec la perspective de subsister, grâce aux appointements de sa femme ; il se savait incapable de gagner de l’argent momentanément…

Dès que les dames Février étaient revenues à Paris, René Bertin était allé trouver Luce et lui avait expliqué franchement sa situation. La jeune fille lui avait répondu avec une sincérité pareille :

— Je comprends vos raisons et je vous approuve. Nous sommes forcés d’ajourner notre mariage… Eh bien ! J’accepte d’attendre. Je vous avoue très simplement que je vous aime ; mais, c’est d’un amour lucide, qui me fait sentir à quel point notre bonheur serait compromis, si je vous imposais le rôle pénible du mari sans ressources qui croit déchoir… Il reste une issue : devenir votre maîtresse. J’en suis incapable, mon pauvre René : ce serait au-dessus de mes forces… Voyez-vous, les consciences humaines ressemblent aux arbres d’une forêt ; elles sont toutes plantées de la même façon ; néanmoins, les unes poussent de travers et les autres se tiennent bien droites ; certaines ont une ligne harmonieuse quand leurs voisines sont tordues, de la racine jusqu’au faîte… Ma conscience, à moi, est de la nature des ifs : elle a choisi la position verticale. Je suis régulière des pieds à la tête, corps et âme, cœur et cerveau : tout ça marche d’aplomb, sans jamais dévier. Je n’en tire pas plus de mérite que d’être brune ou blonde : si je suis honnête, ce n’est pas ma faute… c’est de naissance.

Elle avait ajouté : « Mais, comme maman a confiance en moi et respecte ma liberté professionnelle, je pourrai vous voir souvent : cela nous aidera à patienter. »

Alors avait commencé cette liaison bizarre, cette liaison blanche qui avait toutes les apparences d’une aventure équivoque. Luce vivait de la vie de René, accourant à l’atelier dès que le théâtre lui permettait des loisirs.

René, de son côté, aspirait à cette union enviable avec une créature intelligente et affectueuse à laquelle il s’attachait chaque jour davantage. Il avait mis sa sœur dans la confidence de cette intrigue renouée subrepticement ; et Jacqueline s’employait subtilement à influencer leur père, par des voies détournées, amorçant les conversations propices à leurs projets, les discussions sur les mariages d’inclination. Si bien que le modiste — qui possédait la clairvoyance de Géronte — avait fini par se dire : « Je suis sûr de René : c’est un garçon sérieux qui ne fera pas de bêtises. Mais Jacqueline m’inquiète : elle doit avoir en tête quelque prétendant sans le sou. »

Il est curieux de constater que, de tous les sentiments humains, c’est le plus désintéressé qui déchaîne le plus de conflits d’intérêts : on parle rarement d’amour sans parler d’argent.

René souhaitait ardemment d’en gagner : ce jour-là, bravant l’opposition paternelle, il épouserait Luce, et M. Bertin s’inclinerait devant l’acte accompli : on accepte ce qu’on ne peut empêcher.

Que la carrière artistique est une rude épreuve ! songeait René : dans le commerce ou dans l’industrie, l’employé touche un salaire immédiat proportionné à ses efforts, augmenté suivant une gradation calculée ; mais l’artiste débutant ne doit jamais compter sur des revenus fixes ; pendant des années, il peine sans récolter, repoussé de tous, ou bien accueilli par un négociant malin qui exploite son talent en lui jetant quelques louis d’aumône. Puis, un beau matin,