Page:Marais -8Aventure de Jacqueline.djvu/76

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plus longtemps ; et, s’approchant de son frère, elle chuchota anxieusement :

— Quand ?

Le jeune homme affecta d’examiner le cylindre bagué d’or qu’il allait porter à sa bouche ; puis, répondit d’un air détaché : Demain… ou après-demain matin, probablement.

Jacqueline gémit à voix basse :

— Ah ! mon Dieu !… Je voudrais déjà avoir passé ces deux jours… Ça va être horrible d’attendre, maintenant.

Michel et Aimé Bertin la regardèrent avec approbation : c’était leur sentiment même qu’elle venait d’exprimer. Attendre l’inévitable, dans l’inaction : la torture suprême !

Et ne pas pouvoir parler ; sentir qu’on eût supplicié ce garçon en prononçant des phrases inutiles et désolantes. On savait qu’il allait se battre le surlendemain. Que dire ? Chacun l’approuvait et l’enviait tout bas, celui qui avait le bonheur de courir le danger en personne, sans avoir à trembler pour la vie d’un autre.

Aimé Bertin considérait tour à tour ces visages navrés, ravagés de douleur contenue. La petite âme frivole du modiste tournoyait sous cette tourmente comme une feuille balayée par le vent ; elle s’agitait et s’affolait, toute désorientée, l’esprit en ébullition.

Aimé souffrait de voir son fils s’exposer à un péril imminent, car il l’affectionnait profondément ; mais il souffrait presque autant de subir la tristesse de cette soirée morose.

Le modiste éprouvait à la manière des enfants — dont il possédait la nature ingénue et primesautière ; — ses impressions se percevaient très vives et très ardentes, sans qu’il pût les mettre au point : un grand chagrin ou un petit bobo lui faisaient pousser des cris semblables.

Soudain, l’effervescence de ses sentiments lui suggéra une injustice d’homme faible.

Il s’écria, avec véhémence :

— Ah ça ! René, tu pourrais bien nous dire quelque chose… Ne comprends-tu pas que cela nous soulagerait ? Tu as vu Schwartzmann, tu l’as provoqué… Nous n’aurions pas osé te persécuter de questions, mais ton rôle est de nous raconter les détails…

— Plus tard, papa… Demain… Laisse-le se reposer, murmura Jacqueline.

Les nerfs crispés, le modiste répliqua d’un ton irrité :

— Dans tout cela, moi, je n’ai rien fait ; et c’est moi qu’on rend malheureux. Car, vraiment, mes enfants, ce qui arrive est de votre faute… En parliez-vous, de votre Schwartzmann !… En jouiez-vous, du grand homme !… Moi, je m’étais toujours défié : tu te rappelles, Jacqueline ?… Quand il est venu pour la première fois au magasin. J’ai été très froid… Je lui ai dit : « Bonjour, Monsieur : je suis ravi… Vous m’excusez : je suis forcé de vous quitter… On me réclame de tous côtés… Eh bien ! Était-ce engageant cela ?… Je vous en fais juges. Seulement, ensuite, vous attirez ce monsieur chez moi, vous imposez sa présence ; et je laisse aller les choses, par indulgence : je n’aime pas à contrarier mes enfants. Résultat : ce monsieur écrit un roman sur moi, tourne ma profession en dérision, invente des calomnies sur notre compte… Rien ne serait arrivé si René s’était contenté de le fréquenter au dehors, si Jacqueline ne s’était pas jetée à sa tête… Car tu t’es jetée à sa tête, tu as été coquette avec lui. Vous sortiez toujours ensemble : tu étais si glorieuse de l’exhiber… Naturellement, il t’a courtisée : était-il momentanément subjugué par ta beauté, céda-