Page:Marais -8Aventure de Jacqueline.djvu/75

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malaise ; des tiraillements d’estomac : il constata qu’il avait faim, tout bêtement. L’heure du dîner était passée depuis longtemps ; et les émotions n’avaient pu influencer cet appétit de vingt-cinq ans. René en rougit, saisi de la honte stupide qui nous vient de ce préjugé que les nécessités naturelles sont des opprobres. Il lui sembla monstrueusement comique d’avoir envie de manger dans un tel moment.

Lorsqu’il fut arrivé devant sa porte, il aperçut de la lumière dans la salle à manger, dont les fenêtres donnaient sur le boulevard. Il maugréa :

— Allons bon !… Ils m’ont attendu.

La perspective de répondre aux multiples questions des siens, alors que des crampes l’angoisseraient à la vue d’un potage fumant qu’il devrait laisser, par décence, affola René.

Enragé contre cette chair exigeante qu’il nous faut toujours servir la première, aux dépens du reste, René se précipita dans une boulangerie comme on entre dans un mauvais lieu, et il dévora voluptueusement trois petits pains de gruau.

Puis, il remonta chez lui, tout confus de sa faiblesse, une fois sa fringale apaisée.

On l’accueillit silencieusement ; les visages exprimaient l’inquiétude et la consternation. Jacqueline se forçait à se taire, sachant que la plus grande preuve d’affection qu’elle pût donner à son frère était de le laisser en repos. Elle sentait qu’une chose terrible était malheureusement nécessaire : alors, à quoi bon déprimer, démoraliser René par des supplications et des plaintes superflues ? Elle songeait à Luce, qui se désolait toute seule en quelque coin, n’ayant pas même le droit de se mêler ouvertement à la tristesse commune, et qui, pourtant, avait vaillamment applaudi la résolution du jeune homme. Jacqueline voulut prouver à son frère qu’elle l’aimait aussi intelligemment que Luce.

René comprit. Il se félicita, à cette minute, de n’avoir plus sa mère. Les deux femmes qui le chérissaient actuellement — une sœur et une amoureuse — considéraient avant tout sa dignité d’homme. La mère ne voit que l’enfant, n’attache aucune importance à ses actes, et se croit le droit absolu de protéger à outrance cette vie qu’elle a créée.

Aimé Bertin salua son fils de cette exclamation : Ah ! Enfin…

La présence de René qu’il retrouvait le même en apparence, sans blessure, sans mal visible, suffisait à rassurer momentanément ce père optimiste et superficiel.

Le sculpteur murmura :

— Je vous demande pardon… Vous auriez mieux fait de dîner sans moi…

Il épia furtivement son grand-père, craignant ses questions douloureuses… Mais Michel Bertin, impassible, lui dit simplement : Mange, mon petit : tu dois avoir faim.

René eut les larmes aux yeux, sentant combien cette attitude révélait la subtilité et la compréhension du vieillard. Il enveloppa Michel d’un regard de gratitude : l’émotion que trahissait le tremblement imperceptible des lèvres et des mains de son grand-père rendait cette réserve encore plus méritoire.

Comme ils étaient proches l’un de l’autre, ce soir, et que cette impression était réconfortante…

Après un dîner morne, ils passèrent au salon, machinalement, pour obéir au rite familier.

René alluma la cigarette que lui tendait son père.

Alors, Jacqueline ne put se maîtriser