Page:Marais -8Aventure de Jacqueline.djvu/80

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

efforcer à cet instant d’objectiver notre opinion fondamentale — mon existence est devenue une partie de la richesse allemande, depuis que la gloire, à tort ou à raison, a couronné mon front comme celui d’un grand écrivain. Mes œuvres futures sont destinées à augmenter encore notre prestige national ; ce sont les pierres qui serviront à édifier un étage de plus à notre monument littéraire. Et c’est cela, Monsieur, que vous eussiez anéanti si vous aviez eu le bonheur de me toucher mortellement. Voilà pourquoi — vous accordant une réparation injustifiée — je n’agissais point à la façon d’un homme ordinaire qui peut librement risquer son existence indépendante ; mais je volais, en quelque sorte, un bien qui est la propriété de mon pays et non la mienne, en vous mettant à même de supprimer l’une des forces qui travaillent pour la prospérité de notre grande Allemagne.

« Il y a dix ans, j’avais encore le droit d’user de ma vie suivant ma volonté. Aujourd’hui, mon cerveau est devenu le réceptacle où reposent les trésors de ma patrie. Je dois veiller sur eux et les protéger aux dépens de mon honneur, en me plaçant au-dessus des conventions sociales, et en méprisant le mépris des hommes inférieurs.

« Et croyez, Monsieur, qui, malgré le malentendu qui nous divise aujourd’hui, je n’éprouve à votre égard ni haine, ni ressentiment.

« Hans Schwartzmann. »

Lorsque René lut cette lettre, son premier sentiment se traduisit par ce cri fraternel :

— Dire que j’aurais pu commettre l’aberration de laisser ma sœur épouser un Allemand, sans songer à la bassesse native de la race germanique, ni au sort affreux d’une Française mariée au-delà de la frontière, — au lendemain de l’affront d’Agadir, et à la veille d’une guerre certaine… Comme il vaut mieux que les événements aient fini ainsi : le hasard a parfois pitié de la faible raison des hommes !




VIII


Accablé d’une tristesse lourde et déprimante, d’une de ces souffrances morales insupportables qui nous inspirent le désir d’en finir, d’être anéanti, de ne plus penser, René, étendu de tout son long sur le divan de l’atelier, se rongeait à ressasser son obsession.

La rage de son impuissance passagère l’enfiévrait. Avec un geste endolori, il appuyait ses doigts contre ses tempes martelées ; son index comprimait le battement saccadé des petites veines gonflées.

Les secousses de ces derniers jours l’avaient brisé. Quand ses témoins lui avaient appris le résultat déconcertant de leur démarche, le jeune homme, fou de colère, avait d’abord songé à courir à la recherche de Schwartzmann. Les combinaisons les plus romanesques l’avaient hanté. Il voulait, tour à tour, s’en aller au hasard ou s’adresser à quelque agence de police privée ; il avait entrepris une enquête infructueuse parmi le personnel du Continental pour savoir à quelle gare Hans s’était fait conduire. Enfin, son impétuosité tombée, il avait senti l’inanité d’une pareille poursuite à l’aventure. Et il avait grondé, avec un regret farouche :

— Ah ! si j’avais obéi à mon impulsion, devant le lac d’Enghien !

Puis, c’était la joie d’Aimé Bertin au