Page:Marais -8Aventure de Jacqueline.djvu/79

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui… Il ne fuit pas. Mais il laisse à votre ami le loisir de reprendre son esprit… Plus tard, si M. René Bertin reste dans les mêmes sentiments, il pourra venir demander une explication à mon beau-frère… Mais, j’en doute… Le temps est un grand philosophe, Messieurs… Votre ami profitera de ses leçons. À distance, les faits lui apparaîtront modifiés ; il estimera inutile de jouer sa sécurité pour réveiller une histoire oubliée, — à propos d’un livre où il se croit attaqué, mais que personne ne lira plus à cette époque-là… Allez, les hommes sont comme les peuples : ils ruminent leurs rancunes justifiées ou leurs griefs mal fondés ; mais, avant le culte de la vengeance, ils ont celui de la sagesse… Du reste, mon beau-frère a préparé une lettre pour votre ami où il lui donne toutes les raisons de sa détermination… Cette lettre est destinée à votre client ; la voici… Hans désire que vous en ayez également communication ; car, naturellement, il s’exprime mieux que moi… Voulez-vous en prendre connaissance, Messieurs…

Inconscient, imperturbable et paisible — presque souriant — Hermann Fischer développait méthodiquement une feuille de papier pliée en quatre, et la plaçait sous les yeux des deux jeunes gens médusés, qui lisaient machinalement :


« Monsieur René Bertin,

« C’est à l’ami connu à Heidelberg que je m’adresse aujourd’hui : ne me croyez pas impudent, ni cynique. Je veux tâcher à vous expliquer des sentiments qui surpassent le bon sens du vulgaire, et je me rappelle que, là-bas, nos esprits se sont pénétrés et souvent entendus : c’est pourquoi j’ose commencer ma lettre ainsi.

« J’avais d’abord accepté de vous donner la réparation que vous attendez. Je pars, sans m’exécuter. Je semble agir avec lâcheté. Cependant, vous me savez brave ; et vous sentez que je ne mens pas en vous assurant qu’il me faut plus de vaillance pour m’en aller, qu’il ne m’en eût fallu pour me comporter ainsi que le commun des mortels.

« Les mobiles qui me régissent sont élevés. Vous possédez une intelligence vaste et subtile : essayez de me comprendre.

« Mais, avant tout, sachez que je n’admets pas l’accusation que j’ai surprise sur vos lèvres et devinée dans vos yeux. J’ai écrit un livre ; la similitude des situations vous fait crier au pamphlet. C’est faux. J’ai emprunté un décor véritable pour paraître plus vrai. Je me suis inspiré d’une ambiance où j’ai vécu ; et c’est tout.

« Lorsque vous sculptez, vous figurez-vous avoir copié servilement votre modèle parce qu’il vous a prêté sa chair et ses muscles pour édifier votre idéal ? Comment pouvez-vous comparer à vous-même les personnages que j’ai pétris de mes mains.

« La fiction n’offense jamais la réalité.

J’ai dépeint une famille étrangère telle qu’elle eût été si les circonstances que j’ai imaginées en mon roman s’étaient produites dans son existence — exagérant, grâce aux événements, les penchants secrets que j’ai pressentis en étudiant ses caractères.

« Une conversation avec mon beau-frère Hermann me force à vous reprendre ma parole, car j’ai dû reconnaître qu’en vous donnant la chance de peut-être me tuer, je vous offrais une chose qui ne m’appartient plus et dont il m’est interdit de disposer : ma vie.

« Mon existence — Hermann me l’a prouvé, et veuillez, Monsieur, vous