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leurs fruits ; la notoriété de Hans s’affirmait, imposée au grand public, grâce au succès d’un livre. Désormais, tout ce qui était signé du nom glorieux de Schwartzmann prenait une importance littéraire et commerciale. Hans, grisé de joie, oubliait les jours difficiles : une minute de triomphe suffisait à effacer le souvenir des années de lutte. Le bonheur est un breuvage puisé au sein du Léthé : son ivresse fait perdre la mémoire des heures pénibles.

Rasséréné, réconcilié avec son destin, l’écrivain évoluait insensiblement : son amertume s’adoucissait ; son attention s’attachait aux événements publics ; puis, la faculté d’en gagner lui avait appris le goût de l’argent. Sous ces influences diverses, la mentalité de Hans se modifiait ; et, soucieux d’entretenir sa vogue récente, appâté à l’idée du gain facile, Schwartzmann publiait une œuvre bien inattendue : « Pour la Grande Allemagne », où il chatouillait la corde patriotique. Le souci de sa renommée transformait ce sceptique impartial en champion d’un nationalisme agressif. À défaut d’éprouver de l’intérêt pour une conviction, bien des gens ont la conviction de leur intérêt.

Et c’est cet homme célèbre que Jacqueline a sous les yeux !… L’antipathie instinctive de la jeune fille s’atténue instantanément, pour faire place à sa curiosité intimidée. Elle observe en silence l’écrivain dont elle a lu la plupart des livres, avec la sollicitude particulière des gens qui connaissent personnellement un auteur : son frère lui a si souvent nommé Hans et dépeint son caractère, qu’elle s’imagine avoir déjà rencontré Schwartzmann. Elle s’écrie, avec spontanéité :

— Comme René sera content de vous revoir !

— J’en suis charmé.

— Il se tient au courant de tout ce qui vous concerne ; et nous nous sommes réjouis de vos succès.

— Cela me touche réellement.

Jacqueline ajoute, avec une sorte de confusion : Des succès que l’on estime très légitimes lorsqu’on a le plaisir d’admirer les œuvres qui les méritent.

Hans Schwartzmann, flatté, s’incline devant cette lectrice bienveillante ; il objecte un peu lourdement :

— Vous avez trop d’indulgence, car vous n’avez pas pu juger exactement ce que je vaux : les imbéciles qui m’ont traduit en français l’ayant fait jusqu’ici avec une insigne maladresse… Vous savez la maxime des Italiens : « Traduttore, traditore »… Les traducteurs sont des traîtres.

Sans répondre, Jacqueline va prendre sur sa table le livre qu’elle lisait tout à l’heure ; et revenant le présenter à Schwartzmann, lui montre que c’est son dernier roman : La Gloire, et que le texte est imprimé en allemand.

Un flot de sang colore les pommettes de Hans ; ses yeux brillent de joie vaniteuse. Il s’exclame naïvement :

— Oh ! Je vois que nous deviendrons de grands amis.

Et, obéissant à son désir d’affirmer une intimité ancienne, il interroge :

— Est-ce que votre frère est là ?

— René ?… Mais non : il ne vient jamais au magasin… sinon en cas de force majeure.

— Je supposais qu’il travaillait avec Monsieur votre père.

— Quand vous l’avez connu, en effet, René devait entrer dans le commerce… C’est même pour cette raison qu’il a passé huit mois en Allemagne et un an en Angleterre, afin d’apprendre les langues étrangères… Mais il n’a