Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/14

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— Impertinent !… Hélas ! je ne puis l’être qu’en paroles : si je lâchais le volant, ça risquerait de nous faire déraper…

— Vous êtes mal élevé.

— Moi ! j’ai beaucoup d’éducation, au contraire. Si j’en manquais, ne vous aurais-je pas demandé déjà ce que vous faisiez du côté des fortifs, la nuit venue, et chez qui vous allez rentrer, à Saint-Augustin ?

— Je venais de rendre visite à une amie qui habite villa des Ternes, et je vais rentrer chez papa.

— En voilà une blague !

— Non, mais, dites donc, vous n’êtes pas mon père…

— Certes : si j’étais votre père, je ne laisserais pas ma fille courir les rues à sept heures du soir. Voilà pourquoi je ne crois pas un mot de votre petite histoire.

— Nous étiez plus poli tout à l’heure en prétendant qu’un galant homme doit aide et protection…

— Bah ! vous savez bien que lorsqu’un monsieur se dit galant homme, c’est qu’il a l’intention de se conduire en homme galant.

— Je m’en aperçois.

Il ralentit le mouvement en approchant de la rue d’Astorg.

— Hélas ! nous y voici à Saint-Augtstin… Malheureusement, on arrive toujours trop vite en auto… même parmi les embarras de Paris. Et voyez ma guigne, nous n’avons pas rencontré un seul chantier sur notre route !… Mademoiselle, à mon regret, je vous rends votre liberté.

Je descends de la voiture, mais je reste immobile devant l’église. Alors, il interroge :

— Eh bien ? vous ne rentrez pas ?

— Tiens ! pour que vous me suiviez ? Ce serait un peu naïf. J’attends que vous soyez parti…

— Ce n’est pas gentil. Vous auriez donné cent sous à mon chauffeur comme prix de sa course ; vous pouvez bien me payer en me laissant savoir qui vous êtes et où je peux vous retrouver.

— Jamais de la vie ! D’ailleurs, moi non plus je ne vous connais pas.

— Je m’appelle Paul Bernard et j’habite 3 bis, rue Spontini… Je suis assez confiant pour que vous y apportiez un peu de réciprocité ?…

— Eh bien !… je me nomme : Aventure fugace. Mon domicile : N° 0, passage de l’Oubli. Je vous préviens que c’est un quartier peu pratique pour les autos…

— Moqueuse ! Si, au moins, vous me promettiez de venir me voir… Oh ! pas rue Spontini… mais, j’ai un petit appartement rue Murillo, beaucoup plus commode, plus près de votre quartier…

Je comprends : la rue Spontini, c’est le domicile conjugal, apparemment. Je commence à trouver que le monsieur devient crampon, et afin de m’en débarrasser, je feins d’accepter :

— C’est promis : j’irai vous faire visite… la semaine prochaine… jeudi. Mais, allez-vous-en.

— Entendu. À bientôt, alors ?… Je compte vous revoir. Mes hommages, mademoiselle.

Comment, il s’en va ?… C’est étonnant, je m’en suis délivrée plus facilement que je ne l’aurais cru. Il n’a pourtant pas l’air candide, le monsieur il sait qu’il pourra m’attendre s’il a du temps à perdre.

Je regarde aux alentours : sûre qu’il n’est plus là, j’enfile vivement la rue La Boëtie et je monte quatre à quatre l’escalier de notre maison. Dans l’entrée, je tombe dans les bras de papa. Il m’embrasse :

— D’où viens-tu comme ça, Nicole ?

— De la porte Maillot. Pour ne pas me mettre en retard, je suis revenue dans l’auto d’un monsieur très chic qui m’a offert de me raccompagner.

— Cette gamine ! A-t-elle de l’imagination !… J’ai envie de te prendre pour collaboratrice : tu me fourniras des scénarios…

Naturellement, il suffit que je lui dise la vérité pour qu’il n’en croie rien… Et peut-être — si j’avais menti — y eût-il ajouté foi… Les hommes sont drôles, tout de même ! Les filles comme moi, qui n’ont pas eu de maman, peuvent faire leur profit des dispositions paternelles : et ce que nos pères nous servent — à titre d’essai — pour savoir mener nos maris, plus tard !…





III


La « générale » de l’Aubaine. Accoudée au rebord de la baignoire où papa m’a installée, toute seule, je regarde curieusement la salle. C’est la première fois que j’assiste à une répétition générale.

Jusqu’ici, papa, malgré mes colères révoltées, me forçait à me coucher tôt ; ne me sortait qu’en matinée. (Il se montra toujours soucieux de ma santé physique, s’il négligea mon éducation morale.) Et le hasard voulut qu’aucune de ses comédies n’eût sa répétition générale l’après-midi. Je songe incidemment que si papa avait manifesté, à tout propos, l’énergie dont il fit preuve pour m’envoyer dormir le soir à dix heures sonnantes, il se fût révélé tuteur remarquable, et je serais sans doute une Nicole bien différente…, mais c’est un père à volonté intermittente.

Papa, avant de me quitter — ce soir, il erre