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au hasard dans les couloirs et dans les coulisses, trépidant et nerveux : chaque nouvelle pièce réveille en lui une âme de débutant — papa, pour amuser ma curiosité novice, m’a nommé les visages notoires, voire célèbres, qui ornent la salle. J’ai reconnu quelques-uns de nos amis, essaimés à l’orchestre, au balcon. J’observe ce public des générales ; ces gens occupés à se rejoindre, à se saluer, à se rapprocher, à former des petits clans dans l’orchestre ou à bavarder d’une loge à l’autre.

Je ne suis point connue, moi, dans ce milieu de connaissances. Je ne vais jamais au théâtre et papa reçoit peu : il fréquente plutôt ses confrères au dehors. On me dévisage, on me lorgne avec insistance : on a vu Fripette me parler, il y a quelques instants, et l’on se demande qui je suis : je présume que mon papa coquet n’a pas dû se vanter souvent d’avoir une fille de mon âge… C’est très amusant d’intriguer la salle. Je prends une attitude avantageuse et je regarde à mon tour.

Dans l’avant-scène du rez-de-chaussée, voici — quelle horreur ! — la grosse femme d’un actionnaire des Folies-Joyeuses, étalant complaisamment un poitrail de chairs blettes, énorme boule de graisse molle et gélatineuse : elle a l’aspect d’un de ces châteaux de saindoux que montent les charcutiers à la veille de Noël. Dire que tout Paris a la joie de la contempler, spectatrice immuable, implacable, à chaque générale !

Ces gens sont bien vieux, hommes et femmes ! Paupières fripées, regards ternis, teints fatigués, carcasses usées que corrigent à peine le corset moral du maintien étudié, le replâtrage des fards, la teinture des cheveux !…

En songeant qu’ils portent, pour la plupart, un « nom » — leur renom — je découvre un sens terrible au cliché connu qui compare la gloire à un hochet : car, on peut le compléter en disant que ce hochet leur vient lorsqu’ils n’ont plus de dents !…

Le second acte va finir, bientôt.

Papa se glisse dans ma baignoire et chuchote, ému :

— Allons ! il me semble que ça marche. N’est-ce pas, fillette ?

— Je te crois ! La salle n’est qu’un éclat de rire.

— Oui. C’est un aussi bon public qu’aux Couturières. Mais quelle gentille petite toilette tu t’es fabriquée, ce soir… Je la remarque seulement. Tu parais seize ans. On dirait que tu as cherché à te rajeunir ?

— En effet… C’est pour ne pas te vieillir, père d’une trop grande fille.

— Tu as des idées charmantes, Nicole.

Veut-il plaisanter en disant cela ? Je n’oserais l’affirmer… il est si coquet !

Sur la scène, Yvonne Bertiti lance ses dernières répliques du deux. Papa reprend :

— Je file. Il faut que je me prépare à recevoir les félicitations des raseurs…

— Emmène-moi, papa ! Ça m’amusera tant. Songe que c’est la première fois…

— Tu le veux ? Eh bien, viens !

Je saute de joie. Nous sortons. Il me fait passer par la petite porte qui communique avec les coulisses et nous voici dans les couloirs qui vont de la scène au foyer des artistes. Il fait noir. J’entends craquer, sous mes souliers, la poussière du plancher poudreux. Au fond du théâtre, des machinistes dressent une ferme, préparant le décor du trois. Un pompier s’hypnotise, les yeux sur les acteurs, derrière un portant. Du brouhaha ; un crépitement lointain de bravos, et Yvonne, après deux rappels, passe près de nous sans nous voir, regagnant précipitamment sa loge, suivie de son habilleuse, qui a jeté une écharpe de soie sur les épaules nues de la belle comédienne.

Peu après, nous entrons à notre tour dans la loge d’Yvonne. Maintenant, c’est un défilé de gens en grande toilette, luisants, fleuris, pomponnés, qui entourent papa, le félicitent, envahissants et tapageurs.

Cet empressement de mains tendues, cette cohue élégante… On se croirait à la Madeleine, un jour de grand mariage. Je m’étonne de ne point entendre l’orgue, ni la Marche nuptiale… Papa, au milieu du bruit, lutte courageusement contre la migraine proche et accueille d’un sourire aimable les amis, les confrères, les actrices en quête d’un rôle « pour la prochaine fois », les envieux venus là afin de lui distiller quelque rosserie déguisée, et le flot de ces inconnus au visage connu, qui s’accrochent à la remorque de tous les succès : aujourd’hui à la Sorbonne encensant le professeur Chose, demain à la salle des fêtes d’un journal quelconque, exprimant leur admiration au conférencier Machin.

Çà et là, des types étonnants émergent de la foule. Lise Talbyt, hommasse avec ses épaules d’officier prussien, roulée dans une extraordinaire robe à ramages, a l’air d’un vieux monsieur en pyjama. Le beau Maxence, par opposition, promène au-dessus d’un buste corseté une tête de petite vieille maquillée, de dame équivoque coiffée d’un chapeau d’homme. Tous deux évoquent les travestis cocasses d’un Morton ou d’un Frégoli…

Papa, au hasard, quand il se trouve y penser,