Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/18

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— Ah ! celle-là, par exemple, elle est exquise ! Ah ! ah ! ah !

Mon compagnon se tord, saisi d’un rire inextinguible qu’il s’efforce vainement à étouffer dans son mouchoir. Il en étrangle, des larmes plein les yeux. Qu’est-ce qui lui prend ? Je questionne :

— Vous êtes malade ?… Ai-je dit une énormité ?

— C’est la dame… la dame qui a l’air d’un château de saindoux…

— Oui. Eh bien ?

— C’est Rachel.

— Qui, Rachel ?

— Ma femme.

— Oh !

Je reste stupéfaite et rougis légèrement ; mais, aussitôt, j’attaque, pour rompre un silence gênant :

— Ça vous est égal d’être vu par votre femme dans la baignoire d’une personne qu’elle ne connaît pas, elle… et à qui vous faites visiblement la cour ?

— D’abord, ma femme et moi, nous nous laissons réciproquement une liberté absolue. Ensuite, je vous ferai observer que la salle est dans l’obscurité : si l’avant-scène de Rachel est éclairée par la rampe, notre baignoire à nous reste sombre. D’ailleurs, ma femme est myope comme une taupe et elle a oublié sa lorgnette : elle ne peut pas me voir à cette distance.

— Vous n’étiez donc pas avec elle, à l’autre acte ?

— Si, seulement il était difficile de m’apercevoir : ses formes me cachaient.

— Vous savez, je ne l’ai pas faite exprès, la gaffe. J’ignorais son nom, à la dame : je croyais que c’était la femme d’un gros actionnaire du théâtre…

— Effectivement… c’est moi, le gros actionnaire.

Je le regarde attentivement. Vrai ! Il marque mieux que sa femme, ce grand gaillard de trente-cinq ans, joyeux, robuste, avec un air de finesse malicieuse au fond des yeux bleu-gris. Il porte bien son frac, dessinant les épaules larges, son plastron tombe droit. Il n’a point trop l’aspect d’un marchand de réglisse…

Maintenant, il me débite les fadaises inévitables :

— Vous doutez-vous que je suis en train de m’éprendre de vous, et très sérieusement ? Dites-moi, est-ce que je ne vous plais pas un tout petit peu, seulement ? Que pensez-vous de moi ?

— Je pense que vous êtes un monsieur utile à rencontrer, le soir, quand on se trouve loin de son quartier, qu’il ne passe pas de voiture et qu’on est en retard.

— Moqueuse !… Si vous vouliez, pourtant… Je pourrais représenter pour vous un avenir plus brillant que le présent dont vous vous contentez. Voyons, entre nous… Il y a long-temps que vous êtes avec Fripette ?

— Moi ?… Mais depuis ma naissance !

— Ah ! par exemple, ça, c’est fabuleux !… Alors… alors, à quel âge êtes-vous devenue… sa petite amie ?

Je hausse les sourcils, interdite. Puis, tout à coup, je comprends et j’éclate de rire :

— Ah ! ah ! ah !… Maintenant, voilà que vous me prenez pour la bonne amie de papa !

— C’est votre père ?… Nom de…

Ai-je bien entendu le juron qu’il mâche avec sa moustache, dans une grimace de mauvaise humeur ?

Prenant la chose du bon côté, je remarque en sourdine :

— Bévue pour bévue, je crois que la vôtre est plus réussie. Si je me suis moquée de Mme Paul Bernard, pour qui preniez-vous donc Nicole Fripette ?… Hein ! nous sommes quittes, j’imagine.

Il riposte, un peu penaud :