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— Pardon… J’avais cru que toutes vos histoires, c’était des blagues. Et ce soir, quand je vous ai revue, près de Fripette, dans cette loge d’actrice, coudoyée par ces grues et ces individus de mœurs douteuses… Pouvais-je penser que votre père vous eût amenée en cet endroit qui n’est pas votre place ?… Je suis très bourgeois, sans qu’il y paraisse. Deux fois je vous ai rencontrée dans des circonstances qui me permettaient de faire des suppositions hasardeuses sur votre condition sociale… Tout à l’heure, Fripette n’eut pas un mot qui pût me révéler que vous étiez sa fille. J’ai su simplement que vous vous nommiez Nicole et que vous vous trouviez dans une réunion assez mélangée : ne parliez-vous pas à Chevalier, ce forban des lettres ; à Camille Léon, cet écrivain dont le style est tellement obscur que ses phrases semblent inverties telles ses mœurs ?… Avouez que je pouvais m’y méprendre… Alors c’est donc vrai, vous vivez avec votre père, vous êtes une jeune fille pour de bon ?

— Je suis une jeune fille pour de bon, quoique je n’en aie pas l’air.

— Écoutez… Excusez-moi. Vous avez dû me prendre pour un mufle.

— Nous nous sommes pris l’un et l’autre pour ce que nous n’étions pas.

— Voilà une réponse ambiguë. Je l’accueille dans le sens aimable et je vous remercie. Maintenant, je n’ai pas besoin de vous demander le secret ? Vous ne direz pas mon erreur à M. votre père ?

— Je me tairai, puisque vous y semblez tenir. Mais, ce qu’il rirait s’il apprenait qu’il m’a compromise !

— Croyez-vous ?

— J’en suis sûre. Il n’est pas bégueule, papa. Et puis, il trouverait que c’est une situation neuve, une scène à faire ; et, dès qu’il s’agit de théâtre, il perd les velléités de jugement dont il pourrait faire preuve… quelquefois.

— Malgré la méprise que je regrette, puis-je espérer devenir un ami très respectueux pour vous, mademoiselle ?

— Ne dites pas ça par politesse. Vous pensez probablement que c’est une aventure manquée… Votre phrase est une formule de sortie. De l’amitié, du respect entre nous ?… Que ressent un monsieur à qui l’on sert le pot-au-feu quand il avait demandé du potage bisque ? Il a l’appétit coupé. Je ne veux pas être un pot-au-feu. Quittons-nous avant que mon souvenir vous devienne désagréable.

— Vous êtes trop sceptique, mademoiselle, et peut-être trop spirituelle.

Un bruit de battoir nous interrompt : la pièce est terminée. C’est un succès : on applaudit franchement, spontanément. J’ai un petit remords de m’être laissée distraire…

Papa, dans le couloir, en venant me chercher, tombe sur le critique qu’abritait la baignoire de gauche. Et celui-ci déclare à père, de sa voix perfide :

— Compliments, mon cher. Heureusement que la majeure partie du public n’a pas fait comme ma voisine : j’étais à côté d’une petite perruche blonde qui a jacassé tout le temps au lieu d’écouter la pièce…

Papa pouffe, et moi je songe que, décidément, j’étais destinée, ce soir, à n’être pas prise pour sa fille !





IV


Ier décembre. Il y deux mois qu’on joue la pièce de papa. Comme certaines périodes passent vite !… On dirait que le temps a doublé le mouvement. Il me semble que c’était hier, cette générale des Folies…

L’Aubaine fait le maximum. Ç’a été un engouement de la part du public ; la pièce restera le succès de l’année : peut-être est-ce son titre qui lui porte la veine ? Papa, remis à flot du coup, m’a acheté une étole de renard bleu et rêve de dépenses fastueuses.

Ce cher prodigue affirme avec gravité que, si les pièces d’argent sont rondes, c’est pour mieux rouler.

Aujourd’hui, il revient déjeuner, après un tour au Bois ; et, dès le seuil, en rentrant dans la bonne chaleur, il se secoue d’un geste frileux des épaules, retire ses gants épais, et, me tendant ses mains glacées :

— Brrou !… Je suis gelé, fait-il. Il y a des mares de boue aux Poteaux. Toutes les femmes qui passent, le nez rouge de froid et les joues blanches de poudre, ressemblent à Footit : l’hiver leur farde une tête de clown. Décidément, Paris est triste sous ce ciel de grisaille qui s’empanache de nuages fumeux. Et cette pluie qui tombe en mesure, énervante comme un métronome ! Quelle sale saison ! Je rêve de thé bouillant et de soleil intense. Oh ! devenir une oie pour rôtir délicieusement à la broche ! Sais-tu Nicole, que, si ce fut en hiver qu’on grilla saint Laurent, il dut bénir son supplice… Ah ! voir du soleil, se réchauffer… Dire qu’en ce moment le printemps règne dans