Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/22

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ner sans moi en galante compagnie, qui sait ? Quand nous sommes seuls, Paul Bernard me demande :

— À quoi pensez-vous, jeune fille, en me regardant aussi attentivement depuis un quart d’heure ?

— Je trouve que votre visage est franc et sain… il inspire une sorte de quiétude. Si je vous avais connu autrement, je vous témoignerais de la confiance… tout à fait.

— Et alors, vous en manquez parce que vous ne m’avez pas connu dans un bal blanc ?

— Dame ! Je me souviens de notre première entrevue, aux fortifs… près du Bois.

— Puisque mon visage inspire une sorte de quiétude, on ne doit pas craindre de me rencontrer au coin d’un bois…

— Je ne sais si je peux vous croire un ami « pour de vrai » : au début, vous me faisiez une cour si pressante, vous m’exprimiez le désir d’un amour rien moins que sentimental…

— Entre un homme et une femme, l’amitié commence toujours par là.

— Ah ?… Ça ne m’empêche pas de douter… Quand j’étais petite, et qu’on me laissait seule, j’aimais jouer avec les allumettes. Un jour, je faillis brûler un rideau ; j’eus plus de peur que de mal… la flamme s’éteignit… N’importe ! il me semblait à chaque instant qu’elle allait se rallumer… Aujourd’hui, ce n’est plus avec les allumettes que j’ai joué, mais c’est avec le feu tout de même… Ça a l’air de s’être éteint Hum ! je crains qu’il ne reste de la braise en dessous…

— Vous dites les choses d’une façon charmante ; tenez, c’est ce qui me plaît chez vous… En vous écoutant, une étrange association d’idées s’est produite dans mon esprit… Vous avez parlé du feu… Dans le mot feu, il y a foyer. Je viens de songer au mien. Mon père m’a fait contracter un drôle de mariage… À vingt-huit ans, pour obéir aux ordres paternels, j’ai épousé la fille d’un banquier viennois enrichi par je ne sais quelle combinaison de Bourse sur les actions d’une raffinerie qu’il racheta au bon moment… Mon union ne fut pas celle d’un jeune homme avec sa fiancée, mais bien plutôt l’alliance de la réglisse Bernard aux sucres de mon beau-père. Je ne vis guère ma femme que le jour de la cérémonie nuptiale et ce fut pour comprendre l’utilité de ce voile lilial qui cache les traits de la mariée… Songez donc que j’aime les femmes minces et que Rachel pèse soixante-quinze kilos… D’ailleurs, vous l’avez vue… De plus, elle est froide, égoïste, sotte et désagréable. Nous vivons ensemble comme deux étrangers descendus dans le même hôtel… J’ai épousé un poids lourd : ne suis-je pas excusable d’étre un mari léger ?

— Vous n’étiez pas forcé de vous marier. Vous pouviez choisir une femme qui vous plût.

— Ah ! vous croyez ça ? On voit bien que vous avez un père exceptionnel… Mais, ma chère enfant, moi je fus un fils de la vieille école, tremblant devant mon père à trente ans comme au temps de ma prime jeunesse ; ayant de lui une terreur de gosse… Jusqu’au dernier jour de sa vie, il m’a mené comme un petit garçon. Je n’aurais jamais osé refuser la main de Rachel… Je fus lâche !

— Pourquoi me racontez-vous tout cela ?… Je n’ai pas à vous juger.

— C’est parce que j’aime à dire des choses intimes, privées, volontiers secrètes, à l’ami — je dis exprès l’ami-i — que vous êtes… au camarade. C’est si rare, une femme qui vous comprend ! En général, les femmes n’admettent point ce qu’elles ne ressentent pas. Vous, même quand vous me désapprouvez, vous me comprenez… Et puis, j’aime aussi à vous écouter, à recevoir les petites confidences que vous me faites à demi, n’osant vous livrer, comme quelqu’un qui craint de trébucher parce qu’il marche sur une planche branlante… La planche branlante, c’est votre situation fausse…

— Ma situation fausse !

— Oui. Ne vous fâchez pas ! Laissez-moi parler en véritable ami, avec le droit, l’autorité que me donne mon intérêt pour vous. Vous êtes une timide, au fond, une sauvage. Vous vous croyez très libre d’idées, très indépendante, et vous souffrez sans vous en rendre compte, par une espèce de pudeur inconsciente, de la vie étrange que vous menez. Jeune fille d’une pureté physique absolue, vous êtes, à dix huit ans, déflorée moralement en quelque sorte par une existence libérée de toute surveillance, et des lectures de hasard. Et chaque fois qu’un hommage masculin vient à vous, subitement sur la défensive (malgré vos airs de tout entendre, vos répliques audacieuses), vous vous rétractez plus nerveusement qu’une vierge timorée de province ; vous doutez de tout, dans la méfiance instinctive que vous inspire votre situation fausse de demi-affranchie.

— Vous avez une façon de me juger qui fait plus honneur à votre imagination qu’à votre perspicacité !

— Cranez ! J’ai raison au fond. Vous n’êtes pas heureuse, Nicole : rien n’est plus mauvais que les demi-mesures. Il faut choisir. C’est une position dangereuse que de se tenir à califourchon entre deux modes d’existence, sans oser se décider, avec la peur de se laisser choir