Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/23

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sans le vouloir, d’un côté ou de l’autre. Il vaut mieux sauter, bon Dieu !

— Alors, selon vous, c’est de cette incertitude que me viennent les idées folles, les projets vagues, les inquiétudes qui me tourmentent parfois ?

— Quelles idées ? Dites, Nicole — vous permettez que je vous appelle Nicole tout court ? — dites-moi vos idées… Je serai heureux de vous entendre, de vous conseiller, au besoin… Moi si je m’étais fait comédien, j’aurais sûrement joué les confidents : Arsace et Nabal sont dans mon tempérament.

— Que puis-je vous dire ?… Que par moment l’insouciance, la charmante frivolité de mon père m’effrayent (et ce sont les rôles retournés) comme une mère dont le fils séduisant ferait des bêtises… Que je suis perplexe en songeant à mon avenir… Que je rêve d’entreprendre je ne sais quoi… d’entrer dans une carrière… Et que fois, aussi, j’éprouve tout à coup le besoin impérieux de ne plus penser à rien et d’aller me réfugier, me blottir entre les bras de quelqu’un que j’aimerais et qui me protégerait… Mais celui-là, je ne le trouverai jamais.

— Prenez garde, Nicole. Vous, si vous aimez, vous en souffrirez terriblement. Vous vous éprendrez, originale comme vous l’êtes, d’un type pas ordinaire, et vous sortirez toute meurtrie d’une aventure peut-être désastreuse… Je sens ça. C’est un homme comme moi qui pourrait vous rendre heureuse…

— Vous êtes orfèvre, monsieur Josse.

— Mais cet homme-là, il est trop simple, trop bon garçon, pour que vous l’aimiez.

— Je vous aime beaucoup.

— Beaucoup… Oh ! Nicole ! Est-ce qu’on aime beaucoup ? Jamais les femmes ne devraient terminer ainsi leur phrase. Songez donc qu’il vaut mieux ne rien dire, ne pas parler de cela… Et que, lorsqu’une femme nous adresse ces paroles exquises : je vous aime… Ce petit mot : beaucoup, ajouté à la fin, c’est une façon de nous gifler avec le verbe aimer.

— Poète !… Vous cessez en ce moment de penser au camarade qui vous comprend, et vos yeux ne me regardent plus comme un ami-i, mais comme une amie-e !

— Pardon ! Je ne vous regarde pas si… ardemment. Je me tiens très bien.

— Vous vous retenez.

— Nicole déconcertante ! Vous ne m’acceptez qu’en qualité d’ami, et pourtant vous êtes coquette à vous en faire battre !… Allez-vous-en, petite fille, allez à Nice flirter au soleil… Je ne veux plus vous voir. Je pars aussi solennellement qu’un héros de théâtre au dernier acte d’une pièce à thèse. Adieu, mademoiselle. Bon voyage !

C’est vrai, ce qu’il a dit. Comme les femmes sont perverses !… Je n’aime pas cet homme ; je ne l’aimerai probablement jamais ; je l’enverrais promener s’il sortait de sa réserve, et lui suis profondément reconnaissante en le voyant se contenter d’une amitié qui me plaît fort…

Et pourtant… pourtant, tout à l’heure, ça m’amusait de faire briller ses yeux et rougir ses pommettes, par mes paroles irritantes et railleuses, tandis que mon pied aguichant, battant la mesure avec innocence, faisait remonter peu à peu la jupe, laissant entrevoir le mollet gaîné de soie mauve… Et les regards orageux de mon ami se détournaient, chargés d’une lueur trouble…

Ô Ève, Ève, ton éternel poison coule toujours dans nos veines !





V


— Regarde Nicole !

Penchée à la portière, j’admire ce bleu matin de l’Estérel, la mer étendant son ruban foncé comme un tapis de velours indigo, la terre en brique cuite ; les plaines d’herbes roussies, pulvérisées par la morsure du soleil ; et la tache violette des ombres sur la lumière crue. Cette clarté rutilante me pique les yeux à force d’intensité. Le ciel flamboie.

Et dire que nous sommes en décembre !… Il est vrai que papa murmure :

— Le Midi s’est paré pour toi, ma belle voyageuse : nous arrivons par un temps exceptionnel !

Nous avons dépassé Antibes. Le train ralentit en approchant du Var ; les stridulations de la locomotive s’irritent, plus fréquentes, — tels les hennissements d’un cheval qui sent l’écurie : la bête de fer s’impatiente en sifflements aigus.

Enfin, papa se lève, me tend une brosse, tire son veston, range le nécessaire : nous entrons dans la gare. Laissant le troupeau des voyageurs courir aux malles, aux bagages, nous franchissons la sortie ; et j’aperçois une place ruisselante de lumière où des palmiers arécas, plantés devant la gare, balancent leur tête chevelue, comme pour confirmer les affiches du P.-L.-M. et annoncer aux gens qui arrivent : « Vous voyez, il y a des palmiers à Nice. »

Mon premier jour de Nice a passé, pour moi,