Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/24

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avec la rapidité étourdissante de ces films cinématographiques qui, déroulés précipitamment, apparaissent aux regards en vues heurtées, mouvementées, dont on ne garde que l’impression déconcertante d’une agitation brouillée.

Aujourd’hui, calme, reposée, je me reprends un peu. Je n’entends plus, dans mes oreilles, le bourdonnement régulier des roues du train, le fracas sourd, quand on s’engouffre sous un tunnel ; et le nom des stations, crié d’un accent plus vibrant dès qu’on roule en pays méridional : Toulon, Fréjus, le Golfe-Juan…

— Je me trouve bien dans cet appartement meublé que papa a loué, boulevard Dubouchage, à l’angle de l’avenue de la Gare (car papa déteste, ainsi que moi, la vie d’hôtel : nous avons ce goût bien français d’être « chez nous », (même en voyage).

Papa m’a promenée aux environs : j’ai vu Villefranche, la Turbie, le cap Ferrat et le village de Cagnes, la Mortola… Mes yeux s’accoutument à la lumineuse beauté des sites.

À l’heure exquise du crépuscule, nous déambulons, papa et moi, sous les arcades de la place Masséna. Nous regardons les devantures des confiseurs, les boîtes de cédrats orangés, de poires vernies de sucre, de cerises déguisées, toutes ces bonnes choses écœurantes dont je me bourre avec une gourmandise de gamine.

Soudain un petit jeune homme sort en coup de vent de chez le pâtissier, et, stupéfait, s’arrête net devant papa :

— Comment, Fripette, vous ici !

Sous le globe électrique du magasin, je m’aperçois que le « petit jeune homme » marque une quarantaine d’années ; sa taille mince et sa figure glabre font illusion dans l’ombre. Papa me présente son ami Max Hubertin, romancier.

Papa le questionne à son tour :

— Eh bien ! et vous, qu’est-ce que vous devenez ? On ne vous voit plus. Vous avez donc quitté Paris pour Nice ?

— Avec joie, mon cher Fripette. J’ai lâché Paris, la vie chère, la bataille littéraire, le boulevard et les camarades, pour mener ici une existence moins tumultueuse… Je me suis casé à l’Écho de Nice… Oui, je fais du journalisme en province, désormais. Je gagne plus d’argent qu’avant et j’en dépense moins : excellent équilibre pour mon budget. Je vis l’hiver à Nice, l’été à Saint-Martin-Vésubie, dans la montagne. Je suis comme un rat dans son fromage. Mes fonctions consistent à taper sur le conseil municipal et le service de la voirie, ainsi qu’à soutenir notre député… Je suis assez aimé ; tous les compères me font un sort dans les couplets de chaque revue locale ; mes collègues citent souvent le nom de leur « sympathique confrère »… Bref, me voici devenu une figure « bien niçoise ».

— Vous êtes un sage.

— Je ne suis pas le seul. Savez-vous que notre ami Jean Claudières s’est terré définitivement ici depuis un an ? Il s’y était soigné d’une bronchite, l’autre hiver. Le climat l’a tenté ; il s’est installé dans une petite villa, au delà du port, boulevard du Lazaret. Il n’en bouge plus, et se rappelle seulement au souvenir de Paris par ses articles dithyrambiques, où il célèbre le charme de la Côte d’Azur… Les habitants de la ville, sur la foi de vagues potins, décrètent qu’il se passe des horreurs dans sa villa des Algues, et se scandalisent des croquis un peu risqués, et d’une ressemblance cynique, qu’il a tracés de certains de nos concitoyens… Pour s’en venger, ces bonnes âmes prétendent que la proximité de la place Garibaldi, de la rue Ségurane et du quai Lunel, quartier des artilleurs et des matelots du port…

Mais, constatant que je l’écoute attentivement, Max Hubertin s’interrompt, tousse avec affectation, et reprend :

— On fréquente peu Claudières : il a une mauvaise presse parmi les bourgeois bien pensants. Par exemple, les commerçants de la ville lui ont voué une reconnaissance méritée pour la publicité désintéressée qu’il leur fait en vantant la contrée et ses attraits divers… Seul, un salon lui ouvre les bras — si j’ose m’exprimer ainsi — c’est celui de Mme Schlinder, une jolie femme sur le retour, charmante d’ailleurs, mais qui possède le travers, la manie toute mondaine, de recevoir chez elle tous ceux qui portent un nom célèbre à quelque titre dans les lettres, les sciences, les arts, l’armée, le théâtre et dans l’univers.

Pourvu que ses invites soient connus, le reste lui est indifférent… Elle collectionne les gens comme d’autres les timbres-poste : il lui en faut de tous les pays et de toutes les espèces. Pour un peu, elle irait chercher dans les prisons les criminels notoires… Au fait il faudra que je vous présente.

— Merci du rapprochement.

— Pas la peine, je ne l’ai pas fait exprès ; vous vous amuserez chez Mme Schlinder. Elle habite boulevard de Cimiez : sa villa domine Nice. Vous y verrez un beau panorama, des femmes charmantes, des types curieux, tous les rastaquouères du littoral, et même quelques hommes d’esprit, à commencer par Claudières. N’est-ce pas tentant ?…