Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/28

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Mon regard insistant admire sa haute taille et ses épaules larges, son encolure puissante ; j’ai envie de toucher les coins mouvants de sa bouche, sous la moustache roussie, et de mordiller son menton volontaire coupé d’une fossette.

Moi, qui suis de taille au-dessus de la moyenne je parais petite à côté de lui.

Il y a, en cet homme, quelque chose d’équivoque et de malsain qui m’attire…

Nous arrivons au Pont-Magnan. Ici, finit la promenade chic, celle qu’on fréquente. Après, c’est la route qui conduit au champ de courses du Var ; on n’y voit pas une âme. À l’instant où je me dispose à faire demi-tour, comme tous les promeneurs, mon compagnon me saisit par le bras et dit :

— Mais non : continuons la promenade des Anglais prolongée…

— Merci… Elle semble bien déserte.

— Justement. On nous verra moins. Moi, ça m’est égal ; mais vous, vous pouvez craindre d’être rencontrée ?

— Oh ! Pas du tout.

— Vous êtes donc seule, à Nice ?

— Non. Seulement, aujourd’hui, c’est tout comme : papa passe la journée à Monte-Carlo.

— Oh, alors !

— Pourquoi dites-vous : oh ! alors ?…

— Parce que, présumant que monsieur votre père est joueur, je comprends que vous soyez tranquille : il ne doit guère songer à vous surveiller en ce moment.

— Papa ne me surveille jamais. Jusqu’ici, il a eu raison. Mais… voulez-vous que nous retournions ?… Je n’aime pas cette route déserte ; je préfère aller là où il y a du monde.

— Me feriez-vous l’honneur d’avoir peur de moi ?

— Pourquoi prenez-vous cet air ironique ? Et quand cela serait… La façon dont je suis entrée en relations avec vous peut me permettre de craindre…

— Quoi ?

— Mais, je ne sais pas, moi… Vos intentions, peut-être.

— Rassurez-vous : je n’en ai aucune.

— Bah ! Je souhaiterais vous croire… Alors, si c’est vrai, pourquoi m’avez-vous parlé ?

— Mademoiselle, je suis d’une franchise trop bourrue pour répondre à cette question sans vous froisser.

Franc ?… Il est franc ? On ne le dirait pas à voir ses yeux énigmatiques. Je riposte :

— On ne me froisse jamais quand on dit la vérité : c’est si rare. Ainsi, allez : pourquoi m’avez-vous parlé, hier ?

— C’était pour embêter mon ami.

— Hein ?

— Pas autre chose, je vous l’affirme. Je me trouvais hier en compagnie de mon ami Henry Pargeau, l’écrivain. Peut être avez-vous entendu citer ses romans ?

— Je les ai lus.

— Ah !… Vous lisez ?… Henry est un homme à bonnes fortunes, un garçon agaçant qui ne songe qu’aux femmes. Il vous a remarquée…

— Je m’en suis aperçue.

— Parbleu ! J’ai commencé par me moquer de lui, lui représenter qu’il était plus intéressant d’admirer les arabesques violâtres du Mont-Boron, se découpant sur le fond lumineux du ciel clair, que d’aller chercher une nouvelle intrigue auprès d’une petite blonde qui l’enverrait promener, à moins qu’elle ne guignât une amourette fructueuse… Nous en serions restés là. Mais Henry eut l’idée malencontreuse de prétendre que… (ma foi, comment dirai-je pour n’avoir pas l’air fat ?) …votre attention s’était portée plutôt sur ma modeste personne que sur la sienne… La pointe de jalousie dépitée qui perçait dans sa voix m’amusa…, m’inspira une plaisanterie. Je le quittai sous un prétexte et vins m’asseoir à vos côtés. Cela m’eût diverti d’être ainsi vu par Henry, lui soufflant une conquête. Et puis, je tenais à savoir si sa supposition était fondée, si, en effet, le cas échéant, vous m’eussiez donné la préférence…

Le misérable : on croirait qu’il devine mon caractère d’enfant gâtée par la nature. Combien ce mépris injurieux pique au jeu, touche avec sûreté mon âme accoutumée aux hommages, aux fadeurs, aux prières banales !…

Ah ! je n’ai plus envie de m’en aller aujourd’hui ; je frémis, les sourcils froncés, les mains nerveuses ; mais tout à coup, la flamme aiguë que je surprends dans ses yeux qui m’observent avec acuité — devenus vifs et perçants, ayant quitté leur expression de rêverie morne — m’inspire une réplique tendancieuse :

— Je dois conclure que si vous avez renouvelé l’entretien cet après-midi, c’est moins pour expérimenter la prédilection que je manifeste, paraît-il, à l’égard de votre personne — fort peu modeste, selon moi — que pour aller au-devant d’une nouvelle rencontre avec votre ami Fargeau…

— Sous ce rapport, vous vous trompez : Henry a repris, ce matin, le train de Paris.

— Alors, quel honneur ! Je suis confuse : monsieur a daigné se déranger pour moi seule aujourd’hui ?

— Laissez cet air de gouaillerie vexée, ou vous allez tomber dans la banalité : ce serait dommage. Vous venez de me plaire infiniment, il y a une minute : certes, vous êtes jolie, vous