Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/32

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n’espérais pas toucher un jour des rentes d’amour, je n’aurais pas fait ce placement ingrat… Somme toute, je suis d’une race d’industriels. Croyez-vous que ça amuserait beaucoup un pauvre bougre — oh ! pardon ! — un pauvre diable de miséreux, si on le plaçait devant la boutique d’un changeur, en lui disant : « Regarde cet or, ces billets, tu as le droit de les convoiter, de les trouver à ton goût, de les aimer… Mais, défense d’y porter la main, c’est un autre qui en profitera… » Vous figurez-vous ce supplice de Tantale ?

— Peuh ! Tout le monde sait que l’or et les billets exposés chez un changeur sont faux…

— Hélas ! Vous, vous êtes « en vrai ». Nul artifice ne vient choquer le regard et atténuer le désir, dans ce visage uni, cette tête blonde, et ces yeux bleus aux longs cils… Nicole, sans badinage, sans blague, depuis quinze jours que vous êtes partie, je me suis aperçu que j’ai plus besoin de vous voir que je ne croyais… Je vous aime, quoi ! Voilà le grand mot lâché ; tant pis si ça me donne un air bête. Ce n’est pas un caprice, un désir passager, c’est… c’est ça, simplement. J’ai tenu à partir brusquement pour pouvoir vous le déclarer aujourd’hui.

— On peut dire que vous tombez à pic.

— Pourquoi ? Mon Dieu ! vous possédez le secret des phrases inquiétantes.

— Non ; mais je sais comprendre le sens des protestations exaltées. En somme, si je vous prenais au mot, si je vous disais — et j’en aurais le droit, puisque je suis jeune fille — : « Eh bien ! moi aussi je vous aime : divorcez ; épousez-moi », qui se trouverait horriblement embarrassé ?… Allez, vous n’êtes pas plus sincère aujourd’hui qu’hier, vous ne troubleriez pas votre vie pour moi, malgré vos belles paroles ; et ce que vous m’offrez, c’est — enjolivée de fleurs de rhétorique — la proposition que vous feriez à Lily de Barancy…

— Non, ma petite Nicole, vous vous trompez. Si vous m’aimiez, je serais peut-être assez fou ou assez brave pour démolir mon existence et en rebâtir une autre… On ne sait pas. Mais, vous ne m’aimez pas. Alors, savez-vous ce qui arriverait si je vous épousais dans ces conditions ?… Je serais cocu. Vous riez… parce que j’ai dit le mot juste, celui qui fait rire. Voilà pourquoi je ne vous promettrai pas de divorcer, le cas échéant : moi, je ne coupe jamais, je ne ne suis pas sûr de pouvoir recoudre.

« Et puis… Ne méprisez point les Lily de Barancy. Autant les filles vulgaires, celles qui se vendent, cupides et grossières, à la plus haute cote d’une Bourse de l’Amour, sont en effet viles et méprisables, autant la femme jetée par son destin, son milieu et sa beauté, dans la vie galante, force notre approbation, si elle sait découvrir un but plus élevé à sa profession ; si elle pare son esclavage d’élégance, ses exigences de charme, et son infériorité de grâce ; si elle se révèle intelligemment la rieuse marchande de plaisir, délicate et séduisante ; si elle raffine la bassesse du métier brutal et se montre orgueilleuse de sa beauté comme l’actrice de son talent. Sur mille courtisanes ordinaires, il y a une Ninon de Lenclos. Ne méprisons pas Ninon.

« J’ose affirmer ce sophisme, moi, l’homme régulier : je ne blâme aucun être quel qu’il soit, du moment qu’il exerce logiquement la fonction sociale à laquelle il est voué. Mais, je plains ceux qui se débattent dans une voie qui n’est pas la leur. Ça me fait pitié : c’est comme si je voyais un piteux avorton s’efforcer de soulever les poids de l’hercule.

— Ben ! en effet, le paradoxe ne vous fait pas peur : vous êtes un bourgeois qui n’est guère pompier !

— Chacun est né pour remplir un but différent. Vous cherchez le vôtre, Nicole.

— Parbleu, je vous entends bien. J’ai compris votre long discours, et la conclusion que vous n’osez dire, je l’ai pressentie dès le début : vous estimez que je ne suis point faite pour me