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Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/31

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de l’attendre à la gare au train de quatre heures quarante…

— Vous avez bien le temps. Voulez-vous que je vous y conduise en voiture ? Vous y serez dans dix minutes.

Il hèle un cocher qui erre sur l’avenue des Phocéens. Nous montons. Le Jardin public défile devant nous avec sa parure de plantes grasses et les troncs massifs de ses palmiers de Chine. La place Masséna, l’entrée de l’avenue de la Gare, ses allées de platanes… Tout à coup, je sens sa main qui se glisse derrière mon dos, vient crisper ses doigts au creux de l’aisselle, et m’attire à lui d’un geste enveloppant. Cette première caresse me trouble exquisement ; je n’ose plus bouger, alanguie. Puis, soudain, je me dégage avec brusquerie, et je dis, menteuse, rougissante, sous son regard surpris :

— Vos bagues me font mal. Pourquoi portez-vous des bijoux de rasta, puisque vous avez, sous d’autres rapports, des goûts d’artiste ?

— Je ne vis que parmi les rastas : c’est pour ne pas me faire remarquer… Laissez donc, chérie, vous voyez bien que j’ai glissé mes bagues dans mon gant…

Chérie !… Que les hommes sont maladroits en nous heurtant aussi vite de leurs privautés rapides ! J’avais accepté la caresse… mais le mot familier me choque ; et, cabrée, je résiste fermement. Il s’écrie, découragé :

— Vous êtes inexplicable… Êtes-vous perverse ? Coquette ?… Ingénue, quand même ? On n’en sait rien. Pourquoi restez-vous ainsi livrée à votre caprice ? Quel est ce père oublieux, ou hypothétique ? Maintenant, je veux le savoir : qui êtes-vous ?

— Je suis une fille qui n’a pas eu de maman, tout simplement. Ça veut dire beaucoup de choses, cette petite phrase-là.

La voiture monte l’avenue Thiers. Voici la gare. Je saute lestement, sans vouloir répondre à ses questions, ni lui promettre une autre entrevue… Nice est petit : nous nous retrouverons bien. Et je m’engouffre dans le hall de la gare avec un désir de lui échapper momentanément, de me reprendre : j’ai envie de pleurer et j’ai mal aux nerfs…

Sur les quais, je m’oriente, maladroite ; de quel côté arrive le train de Monte-Carlo ?… Décidément, je n’ai pas la bosse des points cardinaux : si j’éprouve, tels les peuples, quelque attraction vers l’ouest, c’est bien sans m’en douter…

Je questionne un homme d’équipe qui me répond dans un idiome savoureux qui fleure l’ail et la pomme d’amour : autant dire que je n’y comprends goutte. Et ça pourrait durer longtemps si une voix claire, — bien grasseyante, bien parigote, celle-là — ne criait derrière moi : « Bonjour, mon amie Nicole ! »

Je me retourne : Paul Bernard est là, avec son air d’éternelle belle humeur. Ma surprise me rappelle notre rencontre de la générale. Je lui dis en riant :

— Vous affectionnez ces sortes d’entrées de personnages de féerie sautant d’une trappe… Vous voilà donc à Nice, vous aussi ?

— Je suis arrivé ce matin. Je suis descendu au Princess-Hôtel, promenade des Anglais. Et je viens réclamer ce soir, en personne, une malle précieuse que la négligence des garçons d’hôtel a laissée en souffrance aux bagages. On n’est jamais bien servi que par soi-même. D’ailleurs, me voici récompensé, puisque je vous rencontre… À vrai dire, si j’ai quitté Paris, c’est un peu pour vous rejoindre…

— Et beaucoup pour quoi ?

— Et beaucoup pour en savourer le plaisir.

— Mazette ! Est-ce le changement de ciel qui vous porte au madrigal ?

— Est-ce également le ciel de la Riviera qui allume vos yeux ? Je ne vous ai jamais vu ce regard, Nicole. Vous êtes toute drôle, parole !… Tenez, vous rougissez, à présent.

— Je rougis parce que votre remarque est bête.

— Mauvaise excuse !… Viendrais-je troubler, par hasard, quelque rendez-vous galant ?… Quand une femme est seule dans une gare, elle attend plus probablement un amoureux qu’un train : croyez-en mon expérience.

— Parfaitement : les voyageurs pour Cythère en voiture !… Ce qui est malheureux, c’est que je n’attends que papa.

— Malheureux ?… Voilà un adjectif joliment qualificatif. Si je pouvais le prendre pour un encouragement…

— Allons donc, cher monsieur ! Ce ne serait pas votre rôle. Dans le théâtre de mon cœur, vous-même avez choisi l’emploi de confident.

— Justement : vous ne me faites jouer que des pannes ! Accordez-moi une création, chère petite directrice !

— Je vous décris les rêves que je cultive en mon jardin secret. Que vous faut-il de plus ?

— Je voudrais, dans ce jardin, ne pas rester tout le temps du côté cour.

— Vous vous émancipez, monsieur Paul Bernard. Où sont vos belles résolutions d’amitié ?

— Oh !… Et puis, zut ! J’aime mieux vous parler franchement. Mon amitié, au fond, c’est une espèce d’assurance à intérêts différés. Si je