Aller au contenu

Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/40

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il a un pas alerte et régulier ; je me plais à régler mes enjambées à sa mesure et je bénis les arcades de l’avenue Masséna d’être trop étroites, maintenant que la cohue des gens de saison, les passants encombrants, la foule grouillante, me jettent à chaque pas contre lui, sans que je le fasse exprès, d’une poussée involontaire… Tout à coup, il questionne :

— Que signifie cette mine fâchée : vous ai-je froissée sans m’en douter ?

— Dame ! Vous vous êtes fait prier pour sortir avec moi. Pensez-vous que ce soit flatteur !

— Vous devez comprendre pour quelle raison…

— Ma foi, non. Est-il nécessaire de dissimuler, de compliquer à plaisir une chose dont nul ne vous demande compte ?

— Oui : en songeant à l’avenir… Un potin réfuté d’avance, c’est une vipère qui n’a plus de venin.

Ma voix acerbe le fait sourire. C’est drôle : on croirait que ça lui plaît, de me déplaire ; chaque fois que je m’irrite, il semble amusé. Il murmure en me regardant : « Vous êtes jeune. »

À la hauteur du boulevard Gambetta, voici la villa Lucy. Les héritiers de lord Milligan, à la mort de celui-ci, ont organisé une exposition de sa célèbre galerie de tableaux. Dès le vestibule, je retrouve l’aspect connu et spécial des salles de vernissage. J’oublie que je suis, ici, à Nice : il me semble être transportée en un coin du Grand-Palais, tant le public est parisien !… Je reconnais çà et là Gritt-Muller, le marchand de tableaux du boulevard Haussmann, fouinant sur chaque toile, avec son lorgnon inquisiteur ; Camille Sinclair, le critique d’art, blond et maladif ; Juana Léoni, la jolie femme peintre, avec ses cheveux et ses yeux de la même teinte de bronze, et son visage d’ivoire pâle, entre ses bandeaux sombres. Puis des dames élégantes, arborant des toilettes claires, chapeaux fleuris, capelines de dentelles. Décidément, je n’ai pas le chic « Côte-d’Azur », moi qui trouve logique de porter encore une robe de velours noir et une toque de fourrure au mois de janvier. Voici Max Hubertin, preste et rapide, qui voltige de groupe en groupe. Ah ! ça, on le voit partout, cet Hubertin : à quel moment s’occupe-t-il de son journal ? Lucien Chevalier passe, regardant les femmes plus que les toiles exposées. M’apercevant près de Jean, Chevalier le poncif a un sursaut étonné, et salue avec hésitation. C’est vrai ce que Claudières a dit à papa : on me remarque beaucoup en me voyant à ses côtés. Des hommes, sans se gêner, viennent me dévisager effrontément ; des femmes chuchottent entre elles, en me désignant : quel débinage, mes très chères ! Il me semble les entendre…

Affrontant cette curiosité hostile, Jean portant beau, la tête haute, toise la foule d’un œil provocant, et sourit insolemment de sa bouche railleuse, à ceux qui nous regardent — toute sa figure épanouie de joie impertinente et de défi gouailleur.

Et comme Claudières est un grand gaillard aux épaules solides, robuste de carrure, et d’embonpoint peu rassurant, les hommes, retrouvant soudain leur discrétion, s’écartent prudemment, tandis que les femmes — non moins lâches — persistent à s’attrouper sur notre passage, sûres de l’impunité que confère leur sexe.

À la bonne heure, je retrouve Jean tel que je le veux voir : crâne et hardi, méprisant fièrement l’opinion du monde ; et j’oublie l’attitude qu’il eut devant mon père. Il me dit à mi-voix, avec entrain :

— Vous constatez, d’après l’attention non dissimulée de cette assistance, que je ne vous ai pas menti : j’ai l’heur de jouir d’une réputation déplorable, peut-être injustifiée, qui fait de moi un chaperon compromettant…

Ce « peut-être injustifiée » me porte sur les nerfs : s’imagine-t-il que je crois les saletés qu’on raconte, et que c’est cela qui m’attire vers lui ?… Il se trompe. Et si j’étais vicieuse, je n’aurais point de ces perversités banales, je ne m’emballerais guère sur des « on dit » !… Je réplique sèchement :

— Eh bien ! ça prouve que ces gens-là manquent de logique : si vous démentez votre réputation, leur malveillance n’a aucune raison d’être… Si vous la justifiez… ce ne sont pas des jeunes filles que vous risquez de compromettre. Dans les deux cas, ils font fausse route en me prenant comme point de mire de leur curiosité désobligeante…

Jean accueille ma réflexion d’un sourire, et riposte :

— Au moins, vous dites les choses carrément, et vous affectionnez les formules exactes : deux et deux font quatre…

Mais tout à coup, m’entraînant, il traverse la salle pour aller frapper sur l’épaule d’un monsieur absorbé dans la contemplation d’une Scène d’intérieur de Chardin. Le monsieur se retourne : je reconnais l’écrivain Sinclair.

Le couvant d’un regard amical, Jean me dit, d’une voix chaude et prenante que je ne lui connaissais pas :

— Je vous présente mon ami Sinclair,