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l’artiste fervent et délicat, tout de tristesse nostalgique et d’ardeur mélancolique… Mais à quoi bon vous parler du talent de Sinclair puisque vous avez lu ses œuvres : ce serait une répétition.

Le critique s’incline avec un sourire gêné ; il semble timide : on dirait qu’il cherche à cacher son embarras dans sa barbe blonde.

Moi, je n’aime pas tant que cela Sinclair — son mysticisme un peu nébuleux déroute mon esprit positif ; je ne goûte pas beaucoup les auteurs qui planent : je leur préfère le réalisme admirable d’un Maupassant, la brutalité puissante d’un Zola ; et même, ce que j’estime, en Claudières, c’est le côté de son talent qui, peut-être, lui agrée le moins — mais, à cet instant, je suis délicieusement émue, conquise, en découvrant l’enthousiasme jeune et vibrant de Jean Claudières pour ce qu’il trouve beau (ah ! autrement émue que lorsqu’il me tient des propos équivoques ou douteux), et c’est avec un intérêt suprême que j’assiste à ce phénomène : un homme de lettres capable de reconnaître la valeur d’un de ces confrères, sincèrement, sans perfidie, sans envie et sans cabotinage, pour le simple plaisir de proclamer son amour des belles choses !

Enfin ! J’ai donc surpris un sentiment noble en l’âme obscure de mon amoureux. Lorsque Sinclair s’est éloigné, je me rapproche de Jean, touchée par sa compréhension intelligente, sa probité d’artiste, et je caresse du regard ses yeux pensifs, sa bouche spirituelle, et sa moustache de tabac blond, en murmurant : « Vous me plaisez, vous… »

Et tout surpris, à cent lieues de ma pensée, ce vilain homme me répond :

— Ah ! bah, vos yeux sont bien tendres : quel est ce prodige ?… La douceur du regard, c’est le parfum des yeux. Jusqu’ici, vous ne m’aviez guère laissé respirer le vôtre, ma petite amie. Qu’avez-vous ?… Hein ?… On prête à certaines femmes une âme déconcertante et complexe pour leur faire plaisir, sans plus. Mais vous, réellement, vous êtes tout à fait déroutante, ô Nicole bizarre ! Que veut dire ce revirement dont je suis charmée ? Est-ce ce Fragonard libertin qui vous inspire des idées plus engageantes ?

Il me désigne le meilleur tableau de la collection Milligan : la Puce, de Fragonard : une femme nue, à demi-étendue sur un lit fourragé, cherche languissamment une puce hypothétique et sa main galante s’égare, non sans effronterie sur son corps potelé… Tandis qu’il m’analyse avec un talent exquis les mérites de l’œuvre — Jean parle comme il écrit, son verbe chatoyant rappelle son style : c’est une jouissance rare d’écouter ce causeur étincelant — me faisant admirer le dessin parfait, la tonalité délicate du coloris, et l’indécence charmante du sujet, je pense qu’il me juge sans justice — et sans justesse — ce méchant Claudières, qui me croit pareille aux autres femmes, plus vicieuse qu’amoureuse, et ne s’est pas aperçu que je fus subjuguée, tout à l’heure, par le Claudières inconnu — sensible et loyal — qu’il m’a révélé.

Éternel malentendu de ceux qui devraient commencer par s’entendre.

Jean, me déshabillant du regard, déclare tout à coup, reportant ses yeux sur la toile :

— Vous ressemblez à cette femme, Nicole. Je retrouve en vous sa chair transparente, teintée de rose, sa nuque blonde, et ses yeux languides où passe un songe bleu. C’est curieux de penser qu’à deux siècles d’intervalle, presque, la nature se complaît à créer ces réminiscences ; le modèle qui posa ceci avait certainement votre petit nez moqueur, votre bouche trop rouge et charnue comme une cerise mûre… — Il ajoute plus bas : Et ce corps d’adolescente, aux rondeurs graciles, aux jambes musclées, aux seins en pulpe de fruit… Vous devez être très jolie, Nicole.

Et comme je perds contenance, rougissant bêtement, pleine de confusion, il sourit et conclut sur un autre ton :

— Savez-vous que vous évoquez la préciosité adorable et la délicatesse voluptueuse de Fragonard ?

Du coup, rattrapant mon aplomb au vol, je réplique avec désinvolture :

— Oui, je le sais, je me le suis dit un soir, devant ma psyché.

Max Hubertin nous croise à ce moment, s’aperçoit de notre présence. Il accourt, toujours empressé, toujours aimable. Avisant la Puce, il interpelle Claudières d’un air offusqué : « Oh ! oh ! Vous en montrez de belles à mademoiselle… » Et demande : « Fripette n’est pas avec vous ? »

— Non, répond Jean, justement, nous nous disposons à l’aller retrouver.

Et plantant là Hubertin, Claudières me pousse vers la sortie. Tiens, comme il a les pommes rouges, lui, si pâle d’habitude… Et cette fébrilité des gestes ? Hé ! hé ! Je crois que la peinture licencieuse produit plus d’effet sur lui que sur moi.

Devant la Promenade, Jean consulte sa montre :

— Il est bien tôt pour rentrer… Je ne vous propose pas de prendre le thé dans un casino : nous y reverrions le public absurde que nous venons de quitter et plus de rastaquouères encore… Et vous offrir de visiter mon antre, ce serait un peu naïf !