Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/42

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— Certes.

— Faisons le tour du Mont-Boron et redescendons par Riquier. Vous ne connaissez pas Mont-Fleuri : je veux vous montrer Mont-Fleuri.

Il s’approche d’une station de voitures, puis, se ravisant :

— Non, dit-il, il vaut mieux prendre un fiacre dans la rue de France… Ici, quelqu’un pourrait nous voir.

— Je ne vous comprends plus…

— Croyez-vous donc m’avoir compris déjà ?

— Pourquoi, tout à l’heure, braviez-vous les regards curieux d’un air de défi, puisque vous redoutez maintenant les yeux des passants ?

— Tout à l’heure, nous visitions la villa Lucy avec l’assentiment de votre père : on pouvait vous y rencontrer, le lui répéter, sans désagrément. À présent, le programme se trouve modifié : nous quittons l’exposition pour nous promener en tête-à-tête.

— Qu’importe : comme ça lui serait égal à papa, s’il l’apprenait…

— Je n’en sais rien…

— Mais je le sais, moi !

C’est bien ce que je soupçonnais : il craint papa. Parce que, enfin, il est libre d’agir à sa guise en ce qui le concerne : il n’est pas marié, Claudières, et n’a pas à ménager de susceptibilité conjugale. Mon Dieu ! Quel luxe de précautions !… Les prend-il par souci de ma réputation ou par prudence personnelle ? Hélas ! je ne suis point assez sotte pour m’abuser sur le mobile qui le guide : les célibataires d’âge mûr savent se garder, dans leurs aventures tardives, des inconséquences qui pourraient les conduire au dénouement dramatique ou au mariage forcé, lorsqu’ils lutinent une jeune fille. Dire que je pense cela, et que je le suis quand même, docile, domptée. Ah ! Je ne suis guère fière, mais ce n’est pas ma faute : est-on capable d’éprouver de l’amour-propre quand on ressent de l’amour tout court !

Dans la Victoria dont il a fait baisser la capote, Claudières m’entoure la taille d’un geste de possession tout en surveillant le cours Saleya, pourtant bien désert… Et je me soumets à cette défiance qui m’irrite, je me résigne à n’être heureuse qu’à moitié. Jean a commandé au cocher de prendre la rue des Ponchettes, moins fréquentée que le quai du Midi, et maintenant, contournant le Rauba-Capeü, la voiture, longeant l’énorme rocher à pic, débouche sur le port.

Ici, au moins, plus de connaissances, plus de gens chics, et les yeux rassurés de Claudières reflètent l’admirable clarté du ciel lointain, perdu dans le bleu de la mer, — délivrés de l’inquiétude guetteuse qui me faisait souffrir.

« Arrêtez ! » crie Jean, au cocher. Nous sommes dans la clairière d’un bois de pins et d’oliviers. La Victoria, quittant la route forestière qu’elle avait suivie passé l’octroi, nous a menés là, par des petits sentiers délicieux, dont les arbustes approchés, bordant étroitement le chemin de chaque côté, fouettaient la voiture à coups de branches sèches.

Il fait sombre ; il fait bon. Des éclaircies laissent filtrer une lumière rose entre les massifs de ronces, les fourrés épais de cactus et de genévriers. Le cocher, discret, s’est est allé à l’écart s’occuper de ses chevaux…

Un vertige trouble fait tournoyer mes idées en spirales imprécises, engourdit mon corps d’un bien-être vague…

— Le décor antique de ce bois d’oliviers sous un ciel d’églogue nous chante le ressouvenir flottant des amours païennes !

Jean a parlé en m’épiant d’un œil luisant, guettant ce que j’éprouve ; la voix sourde et les mains frôleuses, il m’enveloppe à la fois de ses gestes et de ses phrases. Soudain, il se tait, habilement : le silence complice achève son œuvre.

Je regarde Jean : ses yeux gris et verts où se dilate une pupille un peu ovale, ses manières félines, m’évoquent ces angoras nonchalants et perfides dont la caresse fourbe s’apprête à griffer. Sournoises et furtives, ses mains se glissent, se coulent, se retirent, dans un jeu d’attouchements brefs qui me crispent d’énervement. Ces caresses interrompues me font la bouche sèche et les joues fiévreuses ; des frémissements douloureux m’agitent malgré moi ; une angoisse m’imprègne d’un sentiment d’attente anxieuse. J’attends ?… J’attends… le coup de griffe. L’instinct de la nature me possède toute, chassant victorieusement les scrupules des conventions apprises ; et, soumise, je me laisse aller contre sa poitrine, tendant mes lèvres à l’appel des siennes…

Mais quoi ! Il se recule. S’écartant brusquement, il s’éloigne de moi, s’arrête à deux pas ; et, le visage penché à niveau du mien, de toute sa figure volontaire, les yeux rivés à mes yeux, les narines vibrantes, la bouche impérieuse, il m’interroge avec une curiosité muette et passionnée ; au fond de son regard trouble, une lueur de plaisir me révèle qu’il jouit ardem-