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Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/51

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poule et du canard. Le canard couvé par une poule est aussi inexpérimenté que les poussins : n’importe ! le jour où il se trouve devant une mare, rien qu’à la façon dont il s’élance, on sent qu’il savait nager, d’instinct, avant même d’avoir vu l’eau… Peut-on le confondre désormais avec ces poussins dont il se croyait le frère ? Le premier baiser de votre bouche ignorante m’a révélé l’amoureuse que vous deviendrez. Allons ! avouez-le, vous aviez beau être la vierge intacte, surprise et pure, vous ne ressentiez pas la velléité grotesque d’opposer la résistance des scrupules appris, des principes paternels (comme l’eût fait une jeune fille) à la force de votre instinct… Vous êtes une impulsive. Voilà pourquoi j’hésitais à l’instant. Une femme, on la sollicite sans ménagement ; une jeune fille, on l’apprivoise de fadeur. Mais vous… si spontanée et si complexe en même temps… Je ne suis jamais sûr de vous, ma chérie : je vous tiens là, dans mes bras, tout abandonnée, je crois vous posséder… mais votre pensée se dérobe, m’échappe et m’inquiète. J’ai peur, Nicole, de vous heurter d’une parole malhabile à cette minute… J’ignore ce qu’il me faut dire pour que vous cédiez ; et je ne veux pas vous devoir à l’égarement irraisonné de votre faiblesse… Je veux obtenir le consentement précis de votre volonté lucide… Pour vous avoir, je n’aurais qu’à vous prendre dans mes bras, à vous étourdir de caresses : le beau triomphe ! Vous ne feriez qu’obéir à un entraînement… Oh ! Nicole, je vous aimerais bien mieux si vous aviez le courage de vous décider toute seule, de répondre un oui conscient et ferme, sachant ce que vous accordez, froidement, sans le secours d’une griserie fugitive…

« Vous donner ainsi : ce serait vous donner deux fois.

Je regarde Jean, profondément. Une perception étrange affine mes facultés : les moindres détails de nos relations se représentent à mon esprit ; et je comprends les choses avec une acuité subite, au-dessus de mon âge, qui me fait mal parce qu’elle me prouve l’inutilité d’un effort : l’état d’un rêve où l’on se voit tomber d’une hauteur vertigineuse sans pouvoir se retenir, tout en se rendant compte du danger.

Et je lui dit, presque hostile, la gorge étranglée d’une boule de sanglots :

— Vous me demandez tout de moi ; vous exigez que ce soit de plein gré ; sans me laisser l’excuse d’une défaillance. Et que m’offrez-vous en échange ? Rien. Vous ne m’aimez pas, Jean. Je le sais bien. M’avez-vous jamais caressée d’un mot de tendresse ?… Vous avez voulu me connaître parce que l’un de vos amis me trouvait jolie ; ensuite vous vous êtes amusé de moi, vous vous êtes diverti à tenter une expérience. Quand vous m’embrassez, vous regardez tout de suite au fond de mes yeux, pour savoir ce que j’éprouve : vous cherchez plus à m’émouvoir moralement que physiquement…

— Dites que je suis un peloteur d’âmes.

— Ah ! ne vous moquez pas !… Pendant que vous vous plaisiez à ce jeu cruel, moi je me mettais à vous aimer, tout en vous sentant égoïste et indifférent ; je ne pouvais pas résister, je me laissais aller, abandonnant mes fiertés, mes affections et mes joies ; je semais mon bonheur passé pour courir plus vite au rêve ; et je viens de me réveiller, les mains vides… Rien ne m’intéresse plus, ne me raccroche à quelque espoir, hors vous… Et moi, je comprends que je ne suis pas plus pour vous que le premier jour…

Des larmes silencieuses brûlent mes paupières et coulent lentement sur mes joues. Je suis molle et veule, courbée humblement, trop endolorie pour sentir une piqûre d’orgueil.

Jean m’attire à lui et répond à voix basse :

— Petite bête ! Vous vous croyez sincère et vous vous trompez vous-même. Est-ce que vous m’aimez !… C’est moi que vous feriez souffrir si j’étais assez sot pour me laisser prendre à ce piège involontaire… Je ne veux pas m’attacher à vous. Songez donc, Nicole, que je suis votre aîné de trente ans, presque… Une génération nous sépare. Que puis-je être dans votre vie, sinon un passant ?… Votre jeunesse se lassera vite de la vieillesse qui commence pour moi et vous serez la première à rire un jour des propos que vous tenez naïvement…

— Alors, pourquoi être venu me chercher ? De quel droit avez-vous troublé ma vie ?

Je me redresse, forte de mon indignation :

— C’est terrible ce que vous osez me dire, Jean. Vous avouez que vous ne songez qu’à un plaisir passager. Et pour en jouir pleinement, vous u’hésitez pas à piétiner la quiétude de toute une existence… Vous voulez le don de mon cœnr de mon être, sans restriction ; cela, simplement pour raffiner une aventure sans lendemain… Je crois que, par moment, vous êtes un peu fou…

— À quoi bon ces reproches ? Je ne vous force pas. Je ne vous promets rien. Je ne vous abuse point de paroles déloyales. Je vous demande un chose : vous êtes libre de refuser.

— Libre !… Quand je ne sais, malgré vos franchises cyniques, vos duretés, votre indifférence, si je pourrai jamais m’arracher de vous… Et c’est lorsque je pense cela que vous prétendez : « Votre jeunesse se lassera vite ! »