Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/52

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Vous avez fait votre possible pour m’amener là ; puis, après, nous affectez de ne pas croire à votre réussite. D’ailleurs, où voulez-vous me conduire ?… Ne m’avez-vous pas attirée ici, simplement afin que je m’avoue vaincue — sans autre intention, par dilettantisme… Comme un Don Juan raffiné, comme un Priola ?… J’étais bien bête de ne point m’en douter… Si vous aviez souhaité, réellement, aller jusqu’au bout, est-ce qu’un scrupule ne vous eût glacé au dernier moment ?… Cette peur respectueuse de tous les hommes — dont j’ai entendu parler, que j’ai sentie chez Paul Bernard — cette crainte qui les fait reculer à la pensée de la virginité d’une femme qu’ils désirent, vous ne l’avez jamais exprimée, vous…

— Je ne la ressens pas à votre égard. Avec certaines, cette responsabilité disparaît. Je ne vous vois guère fiancée, épouse, mère de famille… Vous êtes vouée à d’autres destins, Nicole : ça se lit dans vos yeux, ça s’entend dans votre voix… Alors… Votre premier baiser me sera précieux, mais non point sacré : il faut bien commencer

Il a osé proférer ces mots tranquillement, avec un sourire assuré, en dardant sur moi l’ironie de son regard félin. Mes joues s’empourprent d’une rougeur cuisante, comme si je venais de recevoir un soufflet… Hélas ! j’éprouve la passivité de bête, l’acre volupté des femmes qui demandent à être battues… Et, sans révolte, j’écoute, domptée par mon humilité honteuse, cet homme qui a l’art de vous gifler avec des paroles cinglantes…

Il s’est rapproché. Il me souffle, tout près des lèvres :

— Ce que je vous offre, Nicole ?… Une liaison sans risque, ignorée du monde, dans la sécurité que vous jure ma prudence… Une union, furtive ou durable, suivant notre caprice… basée sur une sincérité réciproque. Je ne serai pas pour vous un obstacle, mais une aide… Je rêve de vous enseigner ma science, mon scepticisme de vous délivrer de vos suprêmes illusions, de vos derniers scrupules… Je veux vous façonner, ainsi qu’on fourbit une fine épée de combat ; faire de vous quelque chose de redoutable sous un masque séduisant ; et vous lancer sur la foule, comme le chasseur lance son faucon, pour le plaisir de vous voir griffer du bec et des ongles, en pensant : « C’est moi qui ai déchaîné cette force. » À quel avenir iriez-vous, livrée à vos seuls moyens ? Votre père est un enfant charmant qui regarde la vie avec des yeux de myope : demain est trop loin de lui pour qu’il puisse le voir, et le prévoir. Et vous n’avez que lui : c’est votre guide !… Votre entourage : de vagues connaissances, amis douteux ou indifférents ; on fait à peine attention à vous, ou l’on vous guette comme une proie… Mais rencontrez-vous jamais un regard de sympathie ?

Il s’irrite devant mon silence. Il crie :

— Bah ! je perds mon temps. Si je vous avais reçue telle qu’une femme quelconque avec des protestations amoureuses, des élans calculés, une comédie sentimentale, vous seriez tombée dans mes bras. Mais, j’ai voulu vous rendre hommage en dédaignant de jouer un rôle ; je me suis montré tel que je suis. J’ai échoué : vous n’êtes pas aussi différente des autres que je l’avais cru. Vous allez partir blessée, désabusée, et vous vous consolerez dans les bras d’un petit jeune homme qui vous récitera des vers, en se demandant, in petto, si vous le ferez poser longtemps…

Il s’est levé. Il semble attendre mon départ. Oh ! Jean, quelle est votre arrière-pensée ?… Si cette scène était une épreuve ?… Un jeu pervers de son esprit tourmenté ?…

Une autre idée me hante tout à coup : peut-être qu’il doute, quand même, de mon intégrité physique, dérouté par mes allures, mes audaces ; il feint de me croire, mais il songe : « Qui sait ?… quoiqu’elle soit bien jeune… »

Mon Dieu ! si c’était cela… s’il ne voulait pas me témoigner son amour avant d’avoir la certitude que je ne lui ai pas menti ; que seul, il me tiendra dans ses bras, soumise et pâmée…

Je ne puis m’en aller sur ce doute : je donnerais tout au monde pour être fixée, je puis bien donner…

Je quitte ma chaise. Je me dirige vers une fenêtre et je tire les rideaux, j’écarte les volets pour laisser entrer la lumière. Je reviens à la glace, où j’aperçois mes yeux plus grands, tout cernés, dans une figure pâlie. J’ôte mon chapeau et je pose les épingles sur le coin de la cheminée comme à la maison…

Jean m’a suivie des yeux, abasourdi. Il questionne :

— Que faites-vous ?

— Vous le voyez : je reste.

— Ah !… Nicole !