Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/54

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les genoux serrés, tous les muscles tordus, les nerfs crispés… Mes bras se tendent pour repousser, pour battre, au hasard… Ce n’est plus Jean qui me tient dans ses bras, c’est un mâle, une brute quelconque, et c’est mon moi physique qui se tord et se rétracte en ce moment pour échapper ; c’est ma chair hérissée, ma chair de vierge, ma chair pure… puisque l’autre « moi » voulait bien, était décidé à céder… Jean m’a lâchée, sentant ma révolte :

— Nicole, calmez-vous. Je vous laisse, ma petite enfant. Croyez-vous que je veuille vous faire violence ?… Je vous comprends, je comprends.

Je saute à terre ; je cours à la glace, mais je me détourne vite, honteuse : c’est une jeune bacchante échevelée et nue qui a l’air de venir à ma rencontre, les membres encore frémissants et les seins émus. Jean supplie.

— Oh ! Restez… Restez ainsi une minute !

Mais j’enfile rapidement chemise, jupon, corsage, je mets mon chapeau à la diable, sans me recoiffer, et je veux m’en aller… Jean me fait observer :

— Ajustez-vous un peu mieux. Venez vous arranger les cheveux dans le cabinet de toilette… Que dirait votre père, s’il vous voyait revenir dans cet état ?

— Bah ! Je rentre avant lui. Et puis, je n’aurais qu’à lui raconter que je me suis promenée à Mont-Boron et accrochée à des ronces…

— Il n’en croirait pas un mot, et il nous accuserait d’un forfait qui ne fut point perpétré…

— Non, Jean. Laissez-moi partir maintenant, sans me retarder : j’ai honte devant vous.

Ma voix sombrée, mes gestes tremblants lui prouvent que je suis à bout d’émotions. Il m’obéit.

Il m’accompagne jusqu’à la porte du jardin. Il est sept heures. La nuit merveilleuse de la Riviera s’étend autour de nous comme un voile opaque et bleu. Des petites lumières s’allument et scintillent du côté du port.

Jean me dit :

— Je ne sors pas avec vous, cela vaut mieux. Vous ne souhaitez pas que je vous ramène, n’est-ce pas ?… Vous n’êtes pas peureuse… Vous trouverez une station de voitures, à droite… place Saluzzo.

Il reprend sur un autre ton :

— Quand reviendrez-vous, ma chérie ?… Dites-… Bientôt ?

— Bientôt.

— Vous n’êtes pas fâchée ? Vous ne m’en voulez pas ?

Je lui tends mes lèvres. Nos bouches s’unissent dans un de ces baisers que j’aime, ces baisers qui enfièvrent mon sang et me font frissonner toute.

Une ombre profilée sur la route nous sépare brusquement. On nous a vus. Qui ?… Bah ! quelque matelot, quelque rôdeur du quai Lunel. Je me sauve quand même prestement, en cachant mon visage…

J’enfile des petites ruelles sombres, des rues inconnues et sales. Je cherche à rejoindre la place Cassini.

Un pas court derrière moi. Je me retourne : c’est Jean ; je reconnais sa silhouette puissante, ses larges épaules… Il a voulu venir avec moi. J’attends. Quand il est tout près, j’approche à mon tour ; il passe sous la lueur d’un réverbère… Ah !… Paul !… Paul Bernard, dont la haute taille et les fortes épaules m’ont trompée, de loin. Je jette un cri :

— C’est vous ! Vous qui étiez là-bas, tout à l’heure, embusqué pour m’espionner ! Pourquoi ne payez-vous pas une agence ? Ça vous donnerait moins de mal !

J’ai pris une voix mauvaise. Il s’excuse presque :

— Nicole ! Je vous jure ; ce n’est pas de ma faute. Cette fois, c’est hasard : un ami rencontré ce matin m’a invité à dîner, à la Réserve… Je suis arrivé trop tôt. Je me promenais le long du Lazaret en attendant l’heure… Et je vous ai vue, sortant de chez cet homme… dans ses bras…

Il s’interrompt, il m’examine, me voit débraillée, ébouriffée, la chemisette encore baillante…

Alors, il dit seulement, avec une tristesse inexprimable :

— Oh ! Nicole… Oh ! Nicole…

Je m’enfuis, la gorge serrée, la migraine lancinant mes tempes, et j’entends ces mots bourdonner obstinément à mes oreilles, comme une obsession :

— Oh ! Nicole… Oh ! Nicole…




XI


Jean est venu me voir chaque après-midi depuis cinq jours — depuis ma visite chez lui. Il s’est comporté à la perfection, servi par l’astuce, la pénétration intelligente qui lui tiennent lieu de cœur ; je sais bien qu’il agit avec politique, non avec tendresse : mais je m’y laisse prendre quand même, parce que son jeu me donne l’illusion de l’amour, et que je m’en contente, faute de mieux.