Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/57

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en excellentes dispositions. Il m’a prise sur ses genoux, et, ses doigts passés dans mes boucles, il s’amuse à me décoiffer, à me recoiffer arrangeant mes cheveux en bandeaux jusqu’aux yeux, ou relevés à la chinoise, et je m’aperçois dans la glace : mon visage paraît différent et cocasse sous chaque tour de cheveux.

Ses ongles chatouillent ma nuque. Il m’embrasse derrière, là où ça fait tressaillir…

Il murmure :

— Je suis heureux que vous soyez venue, Nicole ; j’avais besoin de votre présence aujourd’hui… Vraiment, je commence à avoir peur de m’attacher sérieusement à vous : vous êtes si jolie… Il faut que je prenne garde !

— Pourquoi entremêlez-vous d’idées méchantes toute parole un peu aimante ? Laissez-moi oublier que je me livre à un égoïste.

— Vous savez bien que je suis franc.

Oh ! non. Seulement, c’est facile de se prétendre sincère quand on n’est que bizarre. Il joue avec moi comme un enfant s’amuse à lancer des coups de pieds sur les bûches qui flambent, pour savoir s’il en jaillira plus d’étincelles encore ou si le feu s’éteindra dans un écroulement… Je ne veux pas me montrer dupe. Je riposte :

— Franc ? Allons donc ! Votre trait dominant, c’est la curiosité. Qu’elles soient tendres ou mauvaises, vous dites des choses que vous ne pensez pas, pour étudier, tout simplement, l’effet qu’elles produiront sur le patient auquel vous les destinez… J’ai éprouvé cette curiosité perverses, quand j’étais petite : à Deauville, à marée basse, je ramassais des crabes dans le sable mouillé, je les piquais avec une épingle — à l’endroit où leur carapace ne les protège plus — pour voir les contorsions de leurs pinces et savoir comment ça souffrait une bête…

— Nicole ! Nicole ! Allez-vous vous laisser prendre au jeu que vous m’accusez de jouer ?… Puisque vous sentez que c’est exprès que j’ai l’air de ne pas vous aimer, pourquoi croyez-vous quand même que je ne vous aime point ?… Approchez-vous de la glace, jeune folle : peut-on craindre d’être indifférente aux gens avec ces yeux-là ? Leur iris ressemble à ces anémones dont le cœur est noir et les pétales bleus… Vos yeux, ce sont deux fleurs qui regardent. Nicole ! en me disant sincère, je mentais : vous êtes plus qu’un caprice pour moi. Mais mon esprit tourmenté se plaît dans la volupté du mal : je vous ai fait pleurer, parce que rien n’est plus beau à contempler qu’une figure douloureuse… Je vous aime : voilà la vérité.

— Oh ! mon Jean… pourquoi vous taisiez-vous ?

— Un homme âgé se croit toujours ridicule de prononcer ces mots-là. Mais, aujourd’hui… Aujourd’hui, je vous chéris encore bien plus, petite aimée, d’être revenue… Comprenez-vous ce que signifie votre geste ?

— Oui…

— Revenir, c’est vous donner… tout à fait.

Je m’appuie contre lui, chancelante, grisée de joie : il m’aime… Ah ! maintenant, je n’ai plus d’appréhension ; je vais m’abandonner avec une sécurité heureuse ; il n’y a plus que nous deux au monde. Ai-je existé avant ? Ai-je le souvenir d’un être qui ne soit pas lui ? Je ne me sens que l’élan d’Ève vers le premier homme…

Un drri… ring !… me fait sursauter. Jean dit :

— C’est à la porte du jardin. Qui peut venir à cette heure ?

Hélas ! dans mon Éden, il y a une sonnerie électrique à la porte.

Je m’approche de la fenêtre : je regarde à travers les persiennes : je vois un cavalier qui est en train d’enrouler la martingale de son cheval bai-brun aux barreaux de la grille… Je m’écrie :

— Paul Bernard !

Jean mord nerveusement sa moustache en grondant :

— Nom de Dieu ! Et j’ai éloigné les domestiques : personne n’est là pour le renvoyer.

C’est la première fois que j’entends jurer cet homme au langage précieux : je ris malgré moi.

Jean s’énerve :

— Vous trouvez ça drôle ?… Je ne veux pourtant pas laisser sonner cet animal pendant une demi-heure : il ameuterait le quartier, et quelqu’un se trouverait bien là pour lui dire que M. Claudières est ici… C’est stupide. Que diable peut-il venir faire chez moi ?

– Ne bougez pas. Il pensera que vous êtes sorti, et s’en ira.

– Il est déjà dans le jardin.

C’est vrai : Paul a poussé la grille, il est entré. Il avance vers le perron, en scrutant les fenêtres d’un œil fureteur.

Jean fait claquer ses doigts, impatienté. Il décide :

– Il faut que je le reçoive, mon petit, afin qu’il ne soupçonne pas votre présence ici. Ce monsieur est d’un sans-gêne ! Il monte l’escalier, maintenant ! Cachez-vous dans mon bureau Nicole, et surtout pas de bruit.

D’un regard circulaire, Jean s’assure que rien ne traîne dans le salon, qui puisse déceler mon passage. Il ramasse mon écharpe, la jette sur mon bras. Je me hasarde à laisser voir mon inquiétude :

– Jean, Paul Bernard est un homme violent. Promettez-moi que vous serez calme, vous ?

– Petite bête ! Que pensez-vous donc qu’il veuille me dire ?

– Vous le savez bien.