Aller au contenu

Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/58

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Jean soulève la tenture qui masque la porte de son cabinet de travail ; il me pousse doucement, un doigt sur ses lèvres :

— Chut !

Mais je suis trop apeurée pour lui obéir… Feignant de m’enfermer dans son cabinet, je rouvre la porte en tapinois, je me glisse dans les plis de la tenture, et, l’oreille aux aguets, l’œil collé aux interstices des effilés, je me tiens prête à voir, à écouter, à intervenir au besoin… sans qu’ils ne s’en doutent ni l’un ni l’autre.


Jean s’en est allé dans le vestibule. Bientôt il revient pour laisser passer Bernard. Paul entre lentement. Il fouette sa botte avec sa cravache, d’un geste machinal. Ses joues roses sont marbrées de ces petites plaques blanches qui révèlent l’émotion chez les hommes sanguins.

Jean a sa figure habituelle, pâle et froide. Ses yeux, devenus inexpressifs, laissent jaillir par moment l’éclair d’un regard pénétrant, vite dissimulé sous la paupière lourde. Il dit, de sa voix mordante où perce une ironie courtoise :

— Excusez-moi, monsieur Bernard, de vous avoir laissé faire la moitié du chemin… Je me proposais d’aller vous accueillir au seuil du jardin, mais j’ai constaté que vous devanciez mon désir par votre empressement.

Paul réplique sèchement :

— Je tenais à vous voir le plus tôt possible, monsieur Claudières ; après avoir hésité longtemps avant d’entreprendre cette démarche… Je suis dans un moment où l’on ne songe guère à l’étiquette. J’ai sonné : on ne m’a pas répondu. Je suis entré par la porte entr’ouverte.

— Mais je ne vous le reproche pas… Asseyez-vous, je vous en prie, interrompt Jean, avec une urbanité exquise.

Paul se laisse tomber dans un fauteuil ; il reste un moment silencieux, comme pour rassembler ses idées, sous le regard gênant de Jean qui l’observe. Puis il commence :

— Monsieur Claudières, j’ai beaucoup réfléchi avant de faire cette visite, ainsi que je viens de vous le dire… Vous comprenez donc que j’y attache quelque importance. Je vous prierai de m’écouter sans raillerie et sans hostilité…

— Comme il vous plaira, cher monsieur. Me voici attentif.

— Je veux vous parler de Nicole… Je m’intéresse à elle. Son avenir m’inspire des inquiétudes…

— J’ignore, monsieur, à quel titre vous vous occupez de cette jeune fille et si vous êtes son parent… Quant à moi, je vous ferai remarquer qu’elle m’est étrangère… Il est bizarre que vous vous adressiez à moi, en l’occurrence, alors qu’il serait tout naturel de confier vos craintes à Fripette, que cela regarde plus que nous, qui est son père… et votre ami…

— Il est vrai que les circonstances nous entraînent à discuter le sort d’une enfant dont la vie ne devrait point nous concerner, me concerner plutôt… Car, désormais, n’avez-vous pas acquis, vous, le droit de vous en mêler ?

— Pardon… Je ne saisis pas ?

— Je vous en prie, Claudières… pas de détours.

Paul commence à s’irriter. Sa voix tremble légèrement. Il reprend :

— Il est inutile de parler à mots couverts… Nous sommes seuls. Une franchise réciproque ne peut que hâter la fin de cet entretien qui nous est également pénible.

Jean lève la main pour l’interrompre. Il questionne d’un air agacé :

— Ah ! ça, monsieur, où voulez-vous en venir ? Me cherchez-vous une querelle ? Que signifie cette attitude ? Vous arrivez inopinément chez moi avec l’allure d’un homme qui aurait à me reprocher ma conduite envers sa fille ou sa sœur…

— Si l’un de nous pouvait être le père de Nicole, ce ne serait pas moi…

— Raison de plus pour réprimer vos emportements puérils — jeune homme ! Respectez mes cheveux gris…

— Ah ! Claudières… Trêve de persiflage. Causons sérieusement. Nicole vous aime. Donc, je veux…

— Vous voulez faire une sottise. Vous me demandiez de parler sans faux-fuyants ? Soyez satisfait : oui, Nicole m’aime. Et après ?… Que réclamez-vous ? Êtes-vous son fiancé ? Non : Mme Paul Bernard existe, ce me semble. Nicole vous a-t-elle promis quoi que ce fût ? A-t-elle sollicité votre présente intervention ? Non. Elle est venue librement à moi… Aucun prétexte ne vous autorise à jouer le rôle de protecteur. Seulement, vous vous étonnez qu’entre vous et moi, ce soit celui qui ne lui offre rien qu’elle choisisse… C’est extravagant, n’est-ce pas, que par exception, on préfère Cythère à Chrysopolis ? Nicole a commis à votre égard un crime de lèse-monnaie. Les femmes nous réservent de ces surprises, quelquefois. Oh ! très rarement… Or, croyez-vous que ce soit bien digne de venir me disputer Nicole au nom de vos millions, sans plus ?

— Si je m’étais présenté ici pour vous disputer une femme, aurais-je cette modération, Claudières ?… Ce n’est pas un adversaire qui vous parle sur ce ton, mais un homme désintéressé ; je m’incline devant son amour.