Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/68

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de chemise, d’un peigne, d’une boîte à poudre et d’un assortiment de brosses.

Où vais-je ? Arrivée à Paris, que ferai-je ? Je n’en sais rien. Je me sauve de Nice avec l’instinct d’une bête blessée qui s’éloigne de l’endroit où le chasseur l’a frappée, pour reprendre le chemin de sa tanière.

Papa ? Que pensera-t-il en ne me voyant plus ?… Bah ! il aura de la peine… Et puis ? quand je frémissais d’angoisse, d’impatience et d’amour, il traçait des numéros sur des petits cartons noirs et rouges ; quand je souffrais d’une torture intime, il déjeunait tranquillement en face de moi, mâchant sa viande ; quand je l’ai supplié de partir, il m’a traitée de capricieuse : quand je me suis ramassée sur moi-même, cuvant mon désespoir, les yeux clos et les lèvres serrées, il m’a accusée de bouder !… Qu’il souffre : c’est son tour.

La douleur me rend mauvaise. Recroquevillée dans un coin du compartiment, je darde des regards farouches sur mes compagnons de voyage, deux Américains joyeux et sans façon qui font du bruit comme quinze.

Paris !… Dans le flot des voyageurs, poussée, entraînée, je sors de la gare de Lyon. Le froid — ce froid vif du printemps de mars — me saisit m’étonne, après la tiédeur de Nice. J’aspire cet air frais avec un soupir de délivrance : je n’ai jamais vu Claudières ici ; rien ne me le rappellera.

Je saute dans un taxi. Machinalement, j’ai crié mon adresse :

— Rue La Boëtie !

Puis, je songe soudain que si j’arrive ainsi, toute seule, la nuit, à la maison, le valet de chambre va s’affoler, demander où est monsieur, m’irriter de questions indiscrètes… Je n’ose descendre de voiture ; j’hésite… je ne sais quel parti prendre… Il faut pourtant que je couche quelque part. Je dis au cocher :

— Non ! Avenue des Ternes !

Eva Renaud !… Ma folle marraine, la fée de théâtre, la blonde actrice à la mode de 1890, la maîtresse du duc de Newcastle et du roi Miarko, que va-t-elle dire, cette bonne Eva qui me donna d’étranges conseils, il y a six mois, se montra défavorable au mariage et me mit en garde contre l’amour ?… Voici la villa des Ternes. Je suis obligée de sonner pour me faire ouvrir la grille. Je m’oriente dans les jardins. Devant la porte d’Eva, j’attends quelques longues minutes avant qu’un pas s’approche de l’intérieur, à mes coups de marteau répétés.

C’est vrai… J’oubliais l’heure tardive.

La voix d’Eva filtre à travers l’huis. Elle questionne, hésitante :

— Qui est là ?

Il y a vingt ans, à cette heure-ci, la belle Renaud, dans sa loge remplie d’adulateurs, essuyait son fard de théâtre et se refaisait un maquillage de ville pour aller souper au café de Paris…

Aujourd’hui, réveillée dans son premier sommeil, elle demande timidement, en bonne bourgeoise inquiète : « Qui est là ? »

Je réponds :

— C’est moi, Nicole !

Un bruit de verrous vivement tirés ; la porte s’ouvre. Et je tombe dans les bras d’Eva :

— Ma petite fille ! Toi, toute seule, au milieu de la nuit ! Qu’est-il arrivé ?… Tu me fais peur. Tiens ! tu as une valise ? Tu viens de Nice, directement ? Et ton père ?

— Entrons, marraine. Je vous expliquerai…

Elle me conduit dans sa chambre, où la veilleuse jette une lueur bleuâtre. Elle allume une lampe. Dès qu’il fait plus clair, je m’aperçois que ma pauvre marraine est en chemise de nuit, vêtue seulement d’un peignoir passé à la hâte ; ses pieds nus sortant des pantoufles. Elle me considère avec stupéfaction.

Je m’agenouille auprès d’elle, entourant son cou de mes bras, ma tête appuyée sur sa poitrine tiède. Ainsi abritée contre elle, je narre mon aventure lamentable, sans omettre un détail, sans oublier un incident. Eva m’écoute attentivement, coupant çà et là mon récit d’une exclamation émue, d’un mot de regret, d’un geste colère…

À la fin, elle s’écrie :

— Je t’avais bien dit que les hommes ne valent rien !… Ma pauvre petite enfant, tu as gâché trois beaux mois de jeunesse : trois mois qui comptent pour des années, car tu t’attristeras souvent à les revivre, durant ces heures de songerie où l’on ressasse ses souvenirs… Ah ! si j’avais été là ! Je te l’aurais décortiqué en cinq minutes, ton Claudières !… J’aurais fait tomber le masque, découvert l’homme, ses turpitudes et ses petites vilenies… Je t’aurais vite désabusée : ce qui ternit le prestige des gens célèbres, c’est l’envers de leur célébrité…

« La Gloire touche le ciel avec son front, mais sa robe trempe dans la boue.

« Et quand je t’aurais prouvé la bassesse de ton Claudières, si tu l’avais quand même aimé, c’est que tu n’aurais fichtrement pas été dégoûtée ! »

J’ai pâli affreusement. Eva me regarde avec acuité et s’exclame :

— Mais, il te tient encore, ma parole !…