Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/67

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Il s’en avise un peu tard.

Oui, il a eu tort de laisser mon esprit souffler au gré des vents, mon imagination vagabonder à sa guise… Dire qu’il y a des enfants qui connaissent la bonne terreur de redouter l’autorité d’un père !… Des jeunes filles ignorantes et candides qui n’ont pas lu tous les livres !… Ô la petite vie tranquille des vierges sages, sévèrement éduquées, qui taillent leurs robes elles-mêmes, qui font de l’aquarelle et de la pyrogravure !

Elle n’ont pas de Claudières dans leur existence, celles-là !

Je rumine toutes ces réflexions en bouclant rageusement ma valise… Oui, je m’en vais. Une dernière folie. Il ne veut pas partir, ce père aveugle… Tant pis : je m’en vais — sans prévenir. J’ai joué ma fuite à pile ou face : le rapide Côte-d’Azur quitte Nice à neuf heures du matin. Or, je sortirai de la maison à huit heures et demie, ouvertement : je ne me cacherai pas, non. Si le moindre incident m’arrête, je resterai, j’obéirai au sort.

J’ai ouvert la porte de ma chambre, je suis passée devant celle de papa : son souffle régulier rythmait le silence : il dormait. Maria balayait la salle à manger : elle ne m’a pas vue. Dans l’antichambre, Pinotto ronflait, étendu sur une banquette. Il m’a semblé que personne ne songeait à moi : papa sommeillant, chacun vaquant à sa besogne matinale… Une sorte d’indifférence planait sur les choses, m’enveloppait de tristesse. J’ai fui.

J’ai regardé, pour la dernière fois, les trois palmiers du jardin d’en face ; l’avenue de la Gare et sa voûte de platanes ; une pâtisserie où j’allais manger des meringues. (C’est bête ces petits détails qu’on retient malgré soi.) Je quitte ce pays sans éprouver le regret vague qui accompagne les départs.

J’ai trop souffert, ici. J’ai hâte d’échapper, d’oublier ailleurs… Je ne verrai jamais plus le port animé, l’eau bleue de la baie des Anges, les collines verdoyantes du Mont-Boron et la villa de Jean, toute blanche sous le soleil ; son jardin au parfum violent d’œillets et de mimosas…

Dans le hall de la gare, je cherche mon porte-monnaie. J’avais deux cents francs, mis de côté, dans ma bourse. C’est suffisant pour le voyage. Je prends mon billet. Je m’installe.

C’est la première fois que je voyage seule. J’ai des petits pincements au cœur ; des sanglots refoulés m’étranglent d’une boule à la gorge. Je me sens isolée, sans appui, sans abri. J’ai bourré machinalement ma valise de mouchoirs