Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/75

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je dis des inepties, le bonheur me fait divaguer.

Ainsi, en une minute, cet homme a oublié mon aventure passée, la juge sans importance, parce qu’il vient d’acquérir la preuve de mon intégrité physique. Est-ce donc suffisant ? Il ne voit pas que l’autre m’a marquée à son empreinte et que mon âme est hantée par Jean… Non, il m’a eue vierge ; il se croit mon premier maître. Et tous les hommes penseraient comme lui, à sa place, tous — sauf Jean, peut-être… Je cherche à « blaguer » pour secouer mes pensées :

— Paul, vous voici bien attrapé : vous avez commis l’action redoutable, lourde de responsabilité, vous avez été…

— Ah ! je m’en fiche à présent : je suis trop content !

Il me le prouve.

Ainsi, j’ai un amant. Je suis une femme à partir de ce soir. Mon amant est un bon garçon ; je ne l’aime pas, il m’adore : voilà des garanties de sécurité, sinon de bonheur. Tout est pour le moins mal dans le plus mauvais des monde…

En descendant, avant de remonter dans l’auto, j’entraîne Paul vers la glace d’une boutique. Il interroge :

— Que fais-tu là, Nicole ?

— Je me regarde dans la glace pour voir si « ça » m’a beaucoup changée !

Ma foi non : à part le cerne indécent qui borne mes yeux d’un réseau bleuâtre… je suis toujours Nicole.

Paul me ramène chez Éva. Nous avons décidé ainsi. Je vais rester auprès d’elle le temps que Paul me fasse préparer la chaumière qu’il doit m’offrir, avec son cœur. Je recevrai papa. Je m’expliquerai, je l’apaiserai peu à peu, forte du coup d’État que j’ai risqué aujourd’hui…

— Et après, Nicole ?

— Après ?… Nous vivrons heureux et nous n’aurons pas d’enfants, espérons-le pour eux, les pauvres gosses !

— Tu resteras toute seule, chez nous, quand je ne serai pas là ?

(Il s’inquiète déjà : propriétaire, va !)

— Non. Si tu… si vous… Oh ! zut, je vous tutoierai plus tard. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je demanderai à Éva Renaud de vivre avec moi : elle dirigera ma maison, m’accompagnera en voiture, au théâtre ; elle s’y connaît, elle a mené jadis un train des plus luxueux. Elle veillera sur mon existence…

Et j’ajoute féroce :

— Elle me servira de « mère ».





XVIII


Quand nous sommes rentrés villa des Ternes, Éva, bouleversée, se tenait sur le seuil de la porte. Elle croyait que j’étais partie de nouveau sans prévenir, et se désespérait, ne sachant que faire. Après m’avoir accablée de questions incohérentes ou inutiles (comme toutes les femmes en semblable circonstance), elle a écouté mes explications dans un silence plein de stupeur. Son premier mot fut :

— Sapristi !… Et moi qui viens de rappeler ton père à Paris !

Puis, l’ancienne Éva reparut, presque, admirative, en dépit de son inquiétude, Dame ! elle est très spirituelle, ma marraine ; elle sentait bien que l’ex-favorite du roi Miarko, la belle irrégulière du dernier siècle ne pouvait blâmer sa filleule sans un peu de ridicule. D’ailleurs, au-dessus d’un certain chiffre de millions, l’inconduite échappe aux regards de la Morale : cette modeste vertu ne lève plus les yeux ; elle réserve sa réprobation pour les pauvres filles.

Derrière la vitre, je guette l’arrivée de papa