Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/79

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Restée au logis, je regarde le soleil, qui dore l’avenue d’une buée lumineuse ; on m’a livré, à midi, un petit tailleur de serge violine qui m’habille délicieusement… Avec ma toque : ça fait bien, ces touffes de fleurs sombres sur mes cheveux blonds… Rien ne dispose plus à la promenade qu’une toilette dont on est contente… J’ai donné l’ordre d’atteler.

Bon ! Le timbre de la porte d’entrée ! Un importun ? Le domestique m’apporte une carte, tend le plateau. Non ! Est-ce possible ?… Il a cet aplomb ! Sur le rectangle allongé, j’ai bien lu : Jean Claudières. Mon premier mouvement est de lui défendre ma porte… Pourtant… S’il pensait que j’ai peur de lui, que je n’ose pas le revoir… Ça, je ne veux pas ! Je vais le recevoir…

Justement, je suis en beauté, aujourd’hui. Avant de descendre au salon, j’enfile quelques bagues : un saphir encerclé de platine, une perle noire, une grosse opale, et j’accroche un pendentif au motif ciselé d’or vert.

Comment Jean sait-il où j’habite ? Il aura consulté l’annuaire. J’entre au salon.

Debout, il contemple au mur, une étude de Chardin ; il se retourne, s’incline devant moi.

— Bonjour, Nicole.

Il a dit cela très naturellement, comme si c’était moi qui fusse chez lui. Il ajoute, en désignant l’Intérieur, de Chardin, d’un geste impertinent de son stick :

— Mes compliments : il est authentique.

Je le considère en silence. L’ai-je aimé passionnément, ce visage d’ambre blême où stagnent les yeux clairs, comme deux gouttes d’eau de mer au creux d’un galet ! M’a-t-il fait souffrir !… Et dire que, dans quatre mois, mes dix-neuf ans audacieux chanteront, au souvenir de mes dix-huit ans : « Est-on bête quand on est jeune ! »

Jean continue :

— Décidément, vous appréciez les peintures du dix-huitième siècle. Hein ! Nicole, vous rappelez-vous notre visite à la collection de lord Milligan, et les Fragonard ?

— C’est pour me parler de ça que vous êtes venu ?

— Pourquoi pas ?

— La démarche ne s’imposait point : si je me souviens, il est superflu de me rafraîchir la mémoire ; si je ne me souviens pas, c’est plus inutile encore.

Je le regarde bien en face, les yeux dans les yeux ; je me sens forte ; mon cœur ne bat pas trop vite. Le sentiment de ma fierté, des douleurs subies, me défend d’un émoi dangereux. Et autre chose encore que je démêle mal…

Il reprend, accentuant l’ironie de sa voix mordante :

— Vous me permettrez de vous féliciter ?… Vous êtes très intelligente. Figurez-vous que j’ai redouté un instant — fort court d’ailleurs — que notre séparation brusquée ne vous laissât quelque désappointement… J’ai beau connaître les femmes : vous êtes si jeune qu’un élan sincère de votre part m’eût paru, quand même, admissible… Je vous remercie de m’avoir rassuré. Vous vous êtes vite reprise.

— Grâce à cette jeunesse, peut-être… À mon âge, on boit la vie à longs traits, comme on étanche une soif ardente…

— Vous avez bien choisi la poire… pour votre soif.

Il darde sur moi ses yeux luisants d’impertinence, ses regards magnétiques… Que m’importe ! Le charme est rompu. Je viens de comprendre pourquoi je reste aussi calme devant lui, quoique je l’aime encore… Une probité