Page:Marais - La Nièce de l'oncle Sam (Les Annales politiques et littéraires, en feuilleton, 4 août au 6 octobre), 1918.djvu/115

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Et, piquant au hasard un morceau dans un plat, elle se pencha vers François et le visa d’une fourchette menaçante.

François refusait, d’un geste implorant. Mais, malgré lui, touché par cette grâce qui voulait être mutine et qu’on sentait si profondément émue, il eut un demi-sourire qui éclaira son visage ravagé ; un sourire attendri, reconnaissant, admiratif, qui remerciait intensément Bessie d’être bonne, d’être jeune et séduisante ; de combattre, par sa fraîche frimousse blonde épanouie de santé, l’odieuse obsession du malheur inexorable…

Laurence surprit ce sourire au passage.

Comment : il pouvait sourire ?

Choquée dans sa féminité sensible, la jeune fille souffrait de retrouver le jeune homme sous son frère, le jeune homme aux instincts impérieux que la vie sollicite à travers son chagrin.

Elle pensa, clairvoyante : « Je n’aurais pas pu le faire sourire, moi. » Trop ulcérée à cet instant pour songer sans amertume et sans jalousie à l’avenir inévitable où François, en dépit de sa tendresse fraternelle, se laisserait emporter par d’autres affections, étrangères, inconnues, victorieuses.

Laurence eut des larmes dans les yeux à cette pensée de la pire détresse :

— Je suis toute seule.

L’amour, l’affection, l’espérance s’échappaient de son être comme l’eau s’écoule d’un vase brisé.

La seule créature pour qui elle fût tout serait clouée demain dans une bière.

(A suivre.) JEANNE MARAIS,

(illustrations de Suz. Sesboué).