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ÉLOGE DE MONTESQUIEU

succède à leurs transports ; puis ils se mêlent aux danses des Bacchantes pour célébrer la puissance de Dieu qui égare si doucement la raison, mais qui peut seul la rendre lorsque quelqu’autre divinité l’a ôtée. En s’éloignant des lieux consacrés à Bacchus, ils sentent que leurs maux n’ont été que suspendus, et la sombre tristesse, le soupçon, l’inquiétude, prennent la place de la fureur. Cependant ils approchent de l’antre sacré où la déesse rend ses oracles, ils y entrent avec la foule, ils retrouvent leurs maîtresses. D’un regard elles leur rendent le calme, et par d’innocentes caresses elles leur rendent le bonheur.

Pour former un vrai poëme, il ne manque au Temple de Gnide que d’être écrit en vers ; c’est assez dire que l’auteur réunissoit les principaux talens qui font le vrai poëte : richesse d’imagination et expression de sentiment. Parle-t-il du palais et du temple de la déesse ? Quelle magnificence dans ses descriptions ! Parle-t-il des fêtes et des jeux des amans ? Quelle variété dans ses tableaux ! Parle-t-il de leurs sentimens ? Quelle naïveté, quel aimable abandon dans son style ! Non, jamais on ne rendit mieux la beauté et le langage de la nature. Tout dans cet ouvrage charmant porte l’empreinte du génie de son auteur.

Quelquefois on y trouve le sel de la satyre : le tableau des débordemens de Sybaris est la peinture trop fidèle de nos mœurs. La philosophie s’y glisse à chaque ligne dans les pensées, et toujours sous ces charmantes fictions on découvre l’âme d’un sage.

Ce n’est là, Messieurs, qu’une esquisse grossière du Temple de Gnide. On peut en dessiner la symétrie et en décrire les richesses, non les beautés, moins encore les grâces[1] piquantes : des grâces si légères, si délicates, si naïves se font bien sentir, mais elles ne se décrivent point.

  1. On ne cesse de répéter que le goût ne se forme que dans la capitale quand la multitude des productions fastidieuses en tous genres, que chaque