Page:Marcel Schwob - Œuvres complètes. Écrits de jeunesse.djvu/170

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Lampe, le vieux valet de chambre du professeur, s’avançait dans son cabinet de travail d’un air mesuré et annonçait qu’il était servi. Cet appel était suivi avec une rapidité extrême — Kant ne cessant de parler jusqu’à la salle à manger de l’état de la température, sujet de conversation qu’il entretenait d’ordinaire durant la première partie du dîner ; les sujets plus graves tels que les événements politiques du jour n’étaient jamais introduits avant le dîner, ni surtout dans le cabinet de travail. À peine Kant avait-il pris place et déplié sa serviette qu’il ouvrait les nouvelles opérations avec une formule particulière : Allons, Messieurs. Les paroles ne sont rien, mais le ton et l’air dont il les prononçait, proclamaient, d’une façon sur laquelle personne ne pouvait se méprendre, le relâchement du labeur de la matinée, l’abandon déterminé avec lequel il se livrait au repos et à la gaieté. La table était hospitalièrement dressée : il y avait choix suffisant de plats pour la variété des goûts, et les verres de vin étaient placés non point sur un buffet éloigné sous l’odieux contrôle d’un domestique cousin des Barmecides, mais anacréontiquement sur la table et sous la main de chaque convive. Chacun se servait lui-même et tous les retards, grâce à un esprit de cérémonie trop raffinée, étaient si désagréables à Kant, qu’il manquait rarement d’exprimer son déplaisir s’il survenait rien de ce genre, bien que sans colère. Pour cette haine des retards, Kant avait une excuse spéciale parce qu’il avait toujours travaillé sans relâche depuis une heure fort matinale et n’avait jamais rien mangé jusqu’au dîner. De là vint que dans la dernière période de sa vie, quoique moins peut-être par un sentiment réel de faim que par