Page:Marcel Schwob - Œuvres complètes. Écrits de jeunesse.djvu/171

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quelque sensation inquiète d’habitude ou d’irritation périodique de l’estomac, il pouvait à peine attendre avec patience l’arrivée de la dernière personne invitée.

Il n’y avait point d’ami de Kant qui ne considérât le jour où il devait dîner avec lui comme un jour de fête. Sans se donner un air d’instructeur, Kant l’était réellement au plus haut degré. Tout l’entretien était arrosé du débordement de son intelligence, déversée naturellement et sans affectation sur tous les sujets à mesure que les hasards de la conversation les suggéraient ; et le temps s’envolait rapidement d’une heure à quatre, cinq et même plus tard, en grands profits et délices. Kant ne tolérait point “d’accalmie” : c’était le nom qu’il donnait aux pauses momentanées de la conversation quand son animation languit. Il devinait toujours quelque moyen pour réattiser l’intérêt. En quoi il était fort aidé par le tact avec lequel il tirait de chaque convive ses goûts spéciaux ou la nature particulière de ses études, choses sur lesquelles il était toujours préparé, quelles qu’elles fussent, à parler avec compétence et avec l’intérêt d’un observateur original. Il eût fallu que les affaires locales de Kœnigsberg fussent bien intéressantes vraiment avant qu’il tolérât qu’elles usurpassent l’attention à sa table ; et ce qui peut paraître encore plus singulier, rarement, plutôt jamais, il dirigeait la conversation vers aucune branche de la philosophie qu’il avait fondée. Il ne souffrait aucunement du défaut qu’ont tant de savants et de littérateurs, intolérants pour ceux dont les études peuvent les avoir disqualifiés pour une sympathie spéciale avec les leurs propres. Son style de conversation était fami-