Page:Marcel Schwob - Œuvres complètes. Écrits de jeunesse.djvu/216

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insensible à tout ce que nous pouvions lui dire, affaissé ou plutôt, faudrait-il dire, écroulé en une masse sans forme sur sa chaise, sourd, aveugle, en torpeur, paralysé. À ce moment-là même je dis à voix basse aux autres, que je m’engageais à faire entrer Kant dans la conversation avec justesse et animation. C’est ce qu’ils trouvèrent difficile de croire. Là-dessus je m’approchai de son oreille et je lui adressai une question sur les Barbaresques. À la surprise de tous, excepté la mienne, il nous fit immédiatement un exposé sommaire de leurs mœurs et de leurs coutumes et nous dit à ce propos que dans le mot Algiers il faudrait prononcer le g dur, comme dans le mot anglais gear.

Pendant les derniers quinze jours de la vie de Kant, il s’occupait incessamment à un travail qui semblait non seulement dépourvu de but, mais en lui-même contradictoire. Vingt fois à la minute il détachait et rattachait son foulard, de même une sorte de ceinture qu’il portait à sa robe de chambre : sitôt qu’elle était agrafée il la dégrafait avec impatience, puis témoignait autant d’impatience pour la faire agrafer de nouveau. Mais aucune description ne saurait donner une impression adéquate de la lassante inquiétude avec laquelle du matin à la nuit il poursuivait ce labeur de Sisyphe : faire et défaire, s’irriter de ne pouvoir agir, s’irriter d’avoir agi.

Dès ce temps, il reconnaissait rarement ceux qui étaient autour de lui et nous prenait tous pour des étrangers. Ceci arriva d’abord pour sa sœur, puis pour moi, enfin pour son domestique. Cette espèce de séparation me désola plus que toutes les autres manifestations de déchéance. Je savais bien qu’il ne m’avait pas réellement retiré son affection et pour-