Page:Marcel Schwob - Œuvres complètes. Écrits de jeunesse.djvu/217

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tant son air et sa manière de s’adresser à moi me donnaient constamment cette sensation. Je n’en étais que plus ému, quand la santé de ses perceptions et de ses souvenirs lui revenait mais à des intervalles de plus en plus lointains. En cette condition, silencieux ou babillant comme un enfant, absorbé et enfoncé dans la torpeur, ou bien occupé à des hallucinations et à d’imaginaires visions, s’éveillant un instant pour des bagatelles, retombant pendant des heures à ce qui peut-être étaient les fragments disjoints de grandes rêveries périssantes, quel contraste avec ce Kant qui jadis avait été le centre brillant des cercles les plus brillants de noblesse, d’esprit, ou de science, que possédait la Prusse ! Une personne distinguée de Berlin qui lui avait rendu visite durant l’été précédent fut profondément émue et dit : “Ce n’est pas le Kant que j’ai vu, mais la coquille de Kant.” Et combien cette parole eût été plus vraie, si elle l’eût vu maintenant !

Car voici que vint février 1804, qui fut le dernier mois que Kant fut destiné à voir. Il est remarquable que, dans le carnet dont j’ai parlé, j’aie]] trouvé un fragment de vieille chanson que Kant y avait noté, daté de l’été, environ six mois avant sa mort, et où il était dit que février était le mois où les hommes avaient à porter le plus léger fardeau pour la simple raison qu’il était plus court que les autres de deux ou trois jours. Et la conclusion était dans un sentiment de fantaisie ému : “Ô heureux mois de février où l’homme a le moins à supporter, le moins de peine, le moins de douleur, le moins de remords.” Même en ce bref mois Kant n’eut pas à supporter douze jours entiers, car ce fut le douzième qu’il mourut et véritablement on peut dire qu’il était