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La Liberté ! Adieu à Djeddah

(Suite)



Au bout de vingt-quatre heures, Beyrouth refuse ma requête, par égard de bonté pour moi, bien entendu, expliquant qu’un retour en Syrie m’exposerait aux plus graves dangers.

Je suis persuadée du contraire, mais que faire ? Je donne à M… mon opinion : « Si jamais, en Syrie, il y a des manifestations pour mon retour, ces mouvements seront créés par certains membres du Haut Commissariat, si je suis assassinée également. Quant au souverain nedjien, il fait répondre chaque jour, au sujet de mon passeport : « Demain Bokra… » Mais après huit jours, il se décide pourtant à déléguer son ministre des Affaires étrangères, porteur de cette réponse aussi claire que désagréable :

— La femme Zeinab nous a causé assez d’ennuis, qu’elle parte, mais nous ne voulons pas lui donner de passeport nedjien.

Il ne me reste plus qu’à m’incliner en faisant viser mon vieux passeport pour la France.

Le prochain courrier quitte Djeddah demain, mais mon départ est encore différé, le grand tortionnaire de la Mecque, Maadi Bey, devant s’embarquer ce jour-là à destination de Suez, cet homme ayant quelques regrets de ne pas m’avoir suppliciée, il est peut-être préférable d’éviter ce rapprochement.

Presque tous les soirs, on joue au poker ou au bridge au Consulat ; la chaleur est accablante, on s’éponge le front avec des mouchoirs déjà humides tandis que, d’une main distraite, on s’évente, et l’on apprécie beaucoup les grands verres de whisky que nous sert notre hôte.

Ces messieurs sont souvent fatigués. Un soir, Naser Bey ayant mal à la tête, toute l’assistance lui offre dans un même élan « un cachet de kalmine ». C’est la facétie classique, la soirée terminée, en descendant le grand escalier, de s’offrir en guise d’adieu ou de souhaits de bonne nuit, de la kalmine que personne, bien entendu, n’oserait prendre, après la tragédie qu’elle nous a tous fait vivre.

Il est enfin décidé que je m’embarquerai dans huit jours au plus tard. Mais le matin du départ, nous apprenons que le grand tortionnaire que nous croyions déjà loin sera sur ce même paquebot. Il est trop tard. Advienne que pourra…

Les adieux au Consul furent simples et brefs, ni lui ni moi n’aimons les phrases mais je crois qu’il a compris l’admiration, la reconnaissance et l’affection qu’il m’a inspirées.

Nous quittons le Consulat en voiture, les rues sont désertes, mais à l’approche de l’embarcadère, une foule haineuse, retenue par un cordon de policiers en armes, me foudroye du regard. Je passe entre cette haie de gardiens, très digne, sous mon voile, entourée de tout le personnel du Consulat. La foule est tellement excitée que l’on est obligé de hisser le pavillon français sur la vedette qui nous emmène, pour empêcher les fanatiques qui se sont jetés à l’eau de faire chavirer l’embarcation.

Les amis du Consulat expliquent au commandant anglais du « Taïf » (le bateau sur lequel j’embarque) tout le délicat de ma situation.

On m’avait fortement conseillé de rester enfermée dans ma cabine les deux premiers jours, pour éviter des incidents qui auraient pu provoquer mon débarquement aux deux ports du Hedjaz de Ouedch et de Yamboo où nous faisons escale ; là, en effet, personne n’aurait pu intercéder pour moi.

Le bateau part doucement, je m’appuie au hublot et contemple une dernière fois Djeddah, un peu mélancolique d’être obligée de m’avouer vaincue, du moins momentanément. Je dissimule cette amertume en décidant de recommencer et de triompher dès que l’occasion se représentera.

Ne pouvant supporter d’être prisonnière à nouveau dans ma cabine, je décide de sortir sur le pont pour me rendre compte de la situation, il suffira que je me cache au moment des escales. La première personne que je rencontre est le délégué d’Irak, que j’avais connu au Consulat, il me prend sous sa protection en m’avertissant qu’il me préviendra au moment où je pourrais courir le moindre risque, tout en me confirmant la nécessité de garder ma cabine aux escales. Nous décidons de prendre nos repas ensemble. Nous nous rendons donc à la salle à manger.

À peine assise, Maadi bey entre. Le grand tortionnaire de la Mecque est un homme qui semble d’un certain âge, bien que, par la suite, il m’ait avoué n’avoir que 40 ans, mince et sec, avec des yeux perçants, mais ne manquant pas de prestige. En m’apercevant, il a un geste d’hésitation mal réprimé.

Je profite de cette défaillance pour l’interpeller brutalement :

— Tu as honte de t’asseoir à côté d’une femme qui sort de prison.

Ayant repris toute son assurance, il prend une chaise et s’asseoit à côté de moi en me confiant :

— Je n’ai pas honte de m’asseoir à côté de toi, oh ! Zeinab, le gouvernement ne t’a jamais crue coupable.

Le reste de la traversée se passe sans incident. Naser Bey, le délégué d’Irak, me tient les conversations les plus intéressantes. Il m’apprend qu’il descend des Hachimites (famille de Mohammed » et qu’il est ancien chef de protocole de l’Émir Fayçal, roi de l’Irak. Il connaît à la perfection tous les usages arabes et musulmans et m’explique en détail le protocole que je dois accomplir avec les frères de Soleiman. Tant que cette question ne sera pas réglée, moi-même ou ceux de mon sang, c’est-à-dire mes fils, seront en danger de mort. Il me promet d’aller l’expliquer à son arrivée à Beyrouth à M. Ponsot, haut commissaire, puisqu’il m’a été interdit de rentrer en Syrie. Il m’explique ainsi que l’Arabe fait toujours payer dans le cas d’assassinat la « Dia », c’est-à-dire l’impôt du sang.

Les formalités se passent de la manière suivante :

Dès mon retour à Palmyre, je devrai me rendre chez les frères de Soleiman, accompagnée d’une escorte armée, car alors je suis en danger. Arrivée chez eux, ils m’offriront le café que je boirai en disant deux mots, ni trop froids, ni trop aimables. Le nom de Soleiman ne soit pas être prononcé. Je les salue et je repars.

À leur tour, les frères de Soleiman viendront me voir. Je devrai répondre à toutes leurs questions dont le principal sujet sera la mort de leur frère. Je leur offrirai le café, ils le refuseront. Ensuite, dernière formalité : je leur délègue deux ou trois Arabes de mes amis et en qui j’ai confiance, comme négociateurs. Ils traitent l’affaire en leur donnant de ma part quelques chameaux ou quelques livres or. Innocente ou coupable, peu importe, mais l’incident est clos et je n’aurai plus à redouter leur vengeance, que lorsque ce protocole sera accompli…

J’ai également de longs entretiens avec Maadi Bey avec lequel je discute passionnément mon affaire. Son opinion est que l’enquête a été mal menée. On m’a arrêtée sans chercher la piste d’un autre coupable. Or, à la Mecque, le gouvernement a pensé que Soleiman, se vantant beaucoup de son brillant mariage, avait peut-être été tué pour être volé. Mais on a trouvé sur lui tous les chèques. En effet, le nombre des indigènes qui ignorent leur signification est beaucoup plus grand que ceux qui connaissent la réelle valeur de ces bouts de papier, malgré tout, l’hypothèse du vol a été abandonnée.

La seconde hypothèse du gouvernement fut que Soleiman était amoureux de moi et qu’il se serait suicidé à cause de la peine que lui causaient ma froideur et mon dédain. Je le dissuade de cette grossière erreur. Maadi Bey est presque devenu un ami pour moi et nous prenons tous nos repas ensemble, même à l’heure du thé. Le dernier jour, il me déclare dans un élan de tendresse que, si j’avais une fille, il la demanderait en mariage ; je souris en regardant ses cheveux blancs. En réponse à une remarque que je lui fais sur son âge, il s’excuse en m’expliquant que son aspect âgé est le résultat de la vie dure et sévère qu’il mène.

Nous arrivons enfin à Suez ; sur le quai, mon mari m’attend et, pour comble d’ironie, m’accueille innocemment par ces mots :

— Tu dois être bien fatiguée, tiens prends ce cachet de Kalmine.

J’appelle Naser Bey et Maadi Bey et leur montre la fameuse petite boîte, geste auquel ils répondent par un éclat de rire général.

— Incroyable, s’exclament-ils !

CONCLUSION

J’avais appris à Djeddah que le Haut Commissariat était intervenu auprès du Gouvernement anglais pour me permettre de passer cinq jours en Palestine pour voir mon fils. Pourquoi cinq jours, puisque je possède un passeport pour la Palestine d’une validité d’un an.

Ce sont probablement les renseignements défavorables du gouvernement français qui me valent cette mesure extraordinaire : en effet, arrivée à la frontière de Kantara, l’autorisation de séjour d’un an est barrée sur mon passeport pour être remplacée par la mention : cinq jours. J’essaie de savoir par mon mari quelles sont les raisons que peut alléguer le Haut Commissariat pour m’empêcher d’entrer en Syrie. On craint, me dit-il, les manifestations pour ou contre toi, qui viendraient troubler l’ordre public. N’avait-on, en effet, pas insinué, pour trouver une explication au fait que je partage souvent la vie des Bédouins dans le désert, que je voulais me faire proclamer Reine des Bédouins !

Pauvres esprits de fonctionnaires et de politiciens qui voient tout le monde à leur image et ne peuvent même pas croire à une simple amitié avec des tribus indigènes sans immédiatement lui prêter les espoirs d’une destinée plus ambitieuse.

À peine débarquée à Haiffa, j’écris une lettre au Haut-Commissaire, lui disant que je trouve inadmissible la mesure prise contre moi, et qu’il est lamentable de constater que dix ans de politique en Syrie aboutissent à redouter une simple femme et ses amitiés arabes. À quoi cela servirai-il de me sauver pour m’accabler ensuite davantage, je considère que tout est de la faute du gouvernement en Syrie, qui a dû me signaler comme espionne au Cheik Abdel Raouf, consul du Nedj à Damas. Je tiens à préciser que je puis prouver cette accusation, mais il me semble certain que mes horribles ennemis de la légation de Damas qui, depuis longtemps, désiraient mon départ, auront donné au consul du Nedj les pires renseignements sur moi. Ce cheik étant un représentant officiel n’a pu s’adresser qu’à d’autres personnalités occupant les mêmes fonctions, ce qui explique l’importance qu’il attacha à ces renseignements, qu’il crut de son devoir de transmettre à son Roi.

De plus, il avait certainement été en rapport avec M. V…, délégué par intérim puisqu’il m’avait demandé de le prendre comme témoin à mon mariage. Voici quelques articles de journaux au sujet des renseignements obtenus sur mon compte par le Cheik Abdel Raoud, il est tout naturel après de telles calomnies, que le roi m’ait fait arrêter en Mer Rouge.

(À suivre).
Marga d’Andurain.