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L’hospitalité du Cheik — Une émouvante chasse à la gazelle




(Suite)

Sortant de la torpeur où le soleil nous avait plongés, nous regardons, cherchant de la main nos fusils dans le désordre inextricable de l’auto. Chacun scrute l’horizon en chargeant ses armes. Sattam défait sa cartouchière pour en tirer plus facilement les balles. Et l’auto, marchant à 110 à l’heure, nous amène près du troupeau affolé de farouches gazelles. Bêtes de sang et de race, d’une finesse et d’une grâce délicieuses, elles fuient sur leurs pattes grêles à une allure vertigineuse. Leurs grands yeux noirs nous regardent furtivement, pendant l’effort intense qu’elles fournissent. Victimes de la nature, elles portent sur elles leur condamnation : une cible. Une cible vivante formée par le haut de leurs fesses blanches et le bout de leur queue noire… elles fuient et sont ainsi placées le mieux possible pour le tir. Sans égard pour la beauté et la douceur de ces petites bêtes, nous tirons sans arrêter. Les chargeurs vides s’amoncellent dans l’auto, les gazelles mortes jonchent la route, les blessées, de chute en chute, s’éloignent difficilement. L’énorme troupeau rencontré est dispersé, seul un vieux mâle blessé court encore. Une se ses pattes est cassée en deux morceaux et ne tient plus à la cuisse que par un morceau de peau. Le pauvre animal continue à fuir à cinquante à l’heure, sa patte voltige lamentablement en tous sens. Le vieux mâle s’appuie sur ce moignon, blessé aux deux cuisses, sur le flanc et à la tête où une de ses cornes est mutilée.

Voyant cela, nous cessons le tir et attendons sa chute… mais avec une énergie indomptable, il galope, espérant ainsi nous éloigner de la poursuite de ses femelles. Hélas ! elles sont presque toutes tuées. Maintenant qu’on ne tire plus, qu’on ne ressent plus la griserie du bruit et de la poudre, la pitié me serre le cœur. Je supplie qu’on achève le malheureux animal. Il galope et ne fléchit pas : saignant et à bout de souffle, il a déjà parcouru huit kilomètres environ depuis sa première blessure. Nous tirons alors, mais il est mal placé et nous lui cassons l’autre patte. Il tombe, tourne sur lui-même deux fois. Revenu à lui, il repart et cette fois sur deux tronçons, il ne court plus que par bonds et par chutes. Enfin, se voyant seul dans l’immensité du désert, espérant que ses femelles sont en sécurité, il lève vers le ciel ses grands yeux noirs, s’affaisse et se livre à la mort. Nous nous précipitons pour lui couper le cou. L’excitation est trop grande pour ressentir l’horreur de ce massacre et nous sommes tous joyeux en ramassant nos victimes échelonnées sur la route sanglante.

Combien d’autres ravissantes bêtes, douces et jolies sont allées, blessées, mourir en quelques coins où, la nuit, les renards, les hyènes et les chacals viendront les dévorer, peut-être les achever ? Mais, que pouvons-nous reprocher à ces bêtes féroces, elles chassent pour vivre, tandis que nous, nous chassons pour la joie du meurtre.

Le soir arrive et, depuis le matin, nous ne nous sommes rien mis sous la dent. Le gibier mort ne manque pas à table… ou plutôt à la cuisine…

On dépèce quelques gazelles, on nettoie un bidon d’essence, on ramasse du crottin de chameau, excellent combustible. Chacun de son côté a un rôle bien défini. Et bientôt les apprêts du repas commencent.

Le fourneau ? un trou dans le sable…

Le combustible ? du crottin desséché…

La casserole ? un tanaquet…

La viande ? les gazelles…

L’accommodage… leur graisse…

La table ? une peau de gazelle retournée, servant à la fois de table et de plat.

Enfin, comme siège, le sable ; comme couvert, nos doigts, comme orchestre, le vent ; comme éclairage, le soleil couchant et comme horizon, l’infini.

Ces courses dans le désert, cette vie en commun, toute simple avec les nomades, m’ont mise en confiance avec eux, je les remercie cordialement et je crois pouvoir dire, sans me vanter, que ces sentiments sont réciproques.

Sous la tente bédouine, j’ai connu un nombre important d’indigènes de toutes sortes et de tous caractères, presque toujours sympathiques. C’est là que j’ai rencontré Soleiman, qu’un hasard (tout n’est-il pas hasard dans la vie) amena chez moi le jour même où je songeais à traverser le Nedj.

« Toujours quatre murs, toujours quatre et toujours murs »… Voir la Mecque, Médine, Nedj, Hoffouf, quel rêve !…

Ce matin, plus qu’à l’ordinaire, des bruits de vaisselle cassée dans la cuisine.

Une intervention s’impose.

Je trouve Ahmed, mon cuisinier, l’air penaud, ramassant les débris d’une assiette qui nagent dans une fricassée d’outarde, sur le carrelage. Une saucière fraîchement cabossée sur la table témoigne également de l’accident.

— Ahmed ! toujours des maladresses ! encore un « batchich[1] » à te supprimer.

— Excuse-moi, Madame, me dit-il rougissant et levant son gros nez qui semble n’être fait que de narines largement ouvertes, j’ai perdu la tête, ma sœur et les Palmyréniens qui vont à la Mecque viennent de partir pour le pèlerinage. Tu comprends, maintenant, combien je suis troublé, n’est-ce pas ?

Je comprends, oui, je comprends… La Mecque, Médine, Médine. La Mecque-Hedjaz. Nedj, Hoffouf, aventures, voyages, ces mots tourbillonnent en une sarabande effrénée une fois de plus dans mon esprit et cette idée d’horizons nouveaux fait surgir de nouveau mon amour de l’aventure un moment refoulé, jamais apaisé. Je ne puis plus supporter ces quatre murs, toujours quatre et toujours murs. Certes, je les quitte souvent pour la tente des bédouins ou les randonnées dans le désert, mais la fatalité me ramène toujours entre eux.

Il me faut l’éblouissement d’un autre soleil, un soleil qu’il n’est pas permis à tous de contempler.

— Ahmed, partons les rejoindre.

Le pauvre garçon est tellement saisi qu’il peut à peine articuler : « Où, comment ? Je ne connais même pas leur itinéraire, tout ce que je sais, c’est qu’ils sont dix : six hommes et quatre femmes et tu voudrais que nous partions seuls ; toi, the chrétienne… On te massacrerait là bas. »

Il est si troublé, ses yeux si égarés que je sens l’impossibilité d’accomplir ce voyage, du moins avec lui. J’oublie un peu ce rêve comme j’en ai oublié tant d’autres ; mais mon désir est né, il va croître et mûrir, il va me ronger de plus en plus, avec une ténacité toute particulière. Ce n’est plus un rêve, c’est bientôt un projet dont les éléments s’établissent dans mon imagination.

Quelques jours après, le cheik Sattam vient me voir, accompagné de sa suite, dans laquelle se trouve un certain Soleiman, ancien méhariste (soldat du désert monté sur chameau), homme du Nedj, comme la plupart des soldats méharistes de Palmyre, que j’avais déjà rencontré pendant mes visites sous les tentes bédouines.

Nous prenons le thé dans mon petit salon. Comme toujours, la conversation avec ces bédouins primitifs favorise les idées d’évasion et ma tentation devient plus ardente. Sattam très grimaçant, courbant sa haute taille, drapé dans son habaye noire, bordée de fines broderies d’or, accomplit les salamalecks d’usage. Ils consistent à me répéter, comme d’habitude :

— Madame, je t’aime plus que mon père, ma mère, mes femmes, ma sœur et mes enfants. Toute ma tribu est tienne. Si tu as besoin d’argent, je dépouillerai mes femmes de leurs colliers et bracelets pour te les offrir.

Il s’incline une dernière fois, franchit la porte, tandis que sa petite cour s’apprête à le suivre. Profitant de cet instant, je pose la main sur l’épaule de Soleiman et lui dis :

— Reste, j’ai à te parler. As-tu toujours envie de retourner dans ta tribu d’Oneiza ?

— Depuis dix ans, j’ai chaque jour l’idée de revoir ma tribu, mais je n’ai pas d’argent pour aller si loin.

Rien ne pouvait mieux me servir, je continue :

— Écoute, je veux traverser toute l’Arabie et aller voir ton pays. Tu m’emmèneras dans ta famille. Quels parents as-tu laissé là-bas ?

— Mon père et ma mère sont à Oneiza, avec deux de mes sœurs et un petit frère ; j’ai une autre sœur mariée avec un pêcheur de perles aux îles Bairen, dans le golfe Persique.

— Parfait, nous irons pêcher les perles.

— Jamais le roi Ibn Seoud ne te laissera entrer dans le Nedj.

— Tu diras que j’appartiens à ta famille : voilée, habillée en femme arabe, je passerai tout à fait pour une bédouine.

— Oui, mais si on découvre la vérité, on me coupera le cou et on te le coupera comme à moi-même.

— Eh bien, je t’épouserai et rien ne pourra m’être reproché.

Soleiman semble d’abord un peu interloqué par cette combinaison directe et inattendue. Son impassibilité d’arabe reprend vite le dessus, il répond avec un sourire doucereux :

— Que dira ton mari ?

— Mon mari, que veux-tu qu’il dise, il ne s’opposera nullement à ce voyage. Tu comprends que je ne t’épouserai pas en tant qu’homme, je ne t’appartiendrai pas, tu me serviras uniquement de passeport. Je paierai tout le voyage pour nous deux, bien entendu et, au retour, je te donnerai comme batchach (cadeau), le double de ce que nous aurons dépensé.

Soleiman entrevoit la bonne affaire et il perd cet air méfiant qu’il manifestait depuis le début de notre conversation. Il ne semble pas humilié par cette prostitution éventuelle de sa nationalité, ni particulièrement étonné à l’idée de devenir une pièce d’identité vivante.

L’argent, toujours l’argent, ici comme partout, emporte toutes les décisions.

Je profite de son état d’esprit favorable pour continuer à lui expliquer ma petite affaire, en entourant mon projet de toutes les garanties possibles.

— Pour que tu aies intérêt à me ramener vivante, je tiens à ce que tu participes aux frais de ce voyage ; le capital que tu auras ainsi investi te sera rendu doublé à notre retour.

Il ne fait aucune objection à ce marché et demande seulement à consulter ses frères, qui devront lui avancer l’argent sur l’hypothèque de ma fantaisie. Ses frères, à la charge desquels il vit, ne refuseront certainement pas de lui prêter la somme requise, trop heureux de pouvoir enfin se débarrasser de cet homme qui leur coûtait cher. Mais il flattait l’amour-propre de la famille par ses beaux costumes, sa parole facile, son attitude de grand seigneur et sa beauté.

Soleiman est heureux, il a enfin trouvé un moyen de gagner un gros lot. Quelle belle affaire que la vente en bonne forme d’une nationalité !

— Agissons vite, lui dis-je, je veux partir sans retard. Puisque nous passerons par la Mecque, je tiens à voir la Ville Sainte à l’époque du pèlerinage et nous n’avons pas trop de temps pour remplir toutes les formalités du passeport et du mariage.

À sa demande je lui accorde, toutefois, deux jours et je prends congé de mon futur mari, en ne pensant qu’à la réalisation de cette merveilleuse aventure. Je me précipite chez d’Andurain pour le mettre au courant de mes tractations. Il a fait preuve d’une extraordinaire compréhension en ne condamnant pas mes projets aventureux. Je lui en suis infiniment reconnaissante, car, bien que je n’aie jamais voulu lui causer la moindre peine, je ne me sentais plus capable de lui sacrifier me décision. Cependant, la nuit même, il eut d’affreux pressentiments et, le lendemain matin, il me déconseillait vivement d’accomplir ce voyage.

Il était trop tard pour revenir sur mon projet devenu décision ferme. Je n’ai tenu aucun compte de ces avertissements auxquels je ne croyais guère. Je n’avais plus qu’une irrésistible envie, partie… partir… donc je partirai.

Vingt-quatre heures après, Soleiman arrive pour mettre au point les derniers détails. Ahmed et Ali, mes fidèles serviteurs, me servent à la fois d’interprètes et de témoins, car Soleiman parle un arabe un peu différent du mien et, bien que comprenant le sens général de la conversation, il ne faut pas que des détails importants lui échappent dans les dispositions de nos accords verbaux.

Ahmed et Ali lui font jurer protection et respect.

Soleiman promet, dans un langage imagé, de m’entourer de tout le confort et de m’éviter toute fatigue. Ma surveillance devient pour lui une mission sacrée à laquelle il doit tenir plus qu’à la vie.

Pour sceller le contrat et dissiper tout malentendu, ils répètent tous trois en baissant les yeux : « Ce mariage n’est qu’un simulacre administratif. Soleiman te respectera comme sa sœur ».

Bien que cette scène ressemble au prologue d’un vaudeville à grand spectacle, elle est empreinte du caractère sérieux que lui confère le serment de Soleiman.

Mais que vaudra la parole de Soleiman ? À ceux qui m’objecteront ma crédulité trop facile, je répondrai que le sentiment de l’honneur est plus développé chez les nomades du désert que chez beaucoup d’Européens appartenant aux classes supérieures. Notre civilisation voit disparaître l’esprit chevaleresque, mais les Musulmans ne l’ont pas abandonné.

Pour ma part, je ne m’incline que devant les sentiments et la parole donnée. Je ne puis respecter les lois faites par un gouvernement qui ne les observe pas lui-même pour lui même.

Marga d’Andurain.
(À suivre).

  1. Batchich : pourboire, cadeau.