Aller au contenu

Page:Marguerite de France - Memoires et Lettres.djvu/136

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
104
[1577]
MÉMOIRES

Ce soir dom Juan fist servir et moy et mes gens dans les logis et les chambres, estimant qu’apres une longue journée il n’estoit raisonnable de nous incommoder d’aller à un festin. La maison où il me logea estoit accommodée pour me recepvoir ; où l’on avoit trouvé moien d’y faire une belle et grande salle, et un appartement pour moy de chambres et de cabinets, le tout tendu des plus beaux, riches et superbes meubles que je pense jamais avoir veu : estants toutes les tapisseries de velours ou de satin, avec des grosses colomnes faictes de toiles d’argent, couvertes de broderies de gros cordons et de godrons de broderies d’or, relevez de la plus riche et belle façon qui se peut voir ; et, au milieu de ces colomnes, de grands personnages habillez à l’antique, et faicts de la mesme broderie. Monsieur le cardinal de Lenoncourt, qui avoit l’esprit curieux et delicat, s’estant rendu familier du duc d’Arscot, vieil courtisan, comme j’ay dict, d’humeur gallante et belle, tout l’honneur certes de la trouppe de dom Juan, considerant, un jour que nous fusmes là, ces magnificences et superbes meubles, luy dict : « Ces meubles me semblent plustost d’un grand roy, que d’un jeune prince à marier tel qu’est le seigneur dom Juan. » Le duc d’Arscot luy respondit : « Ils ont esté faicts aussi de fortune, non de prevoiance ny d’abondance, les estoffes luy en ayant esté envoiées par un bascha du grand seigneur, duquel, en la notable victoire qu’il eust contre le Turc[1], il avoit eu pour prisonniers les enfans ; et le seigneur

  1. Allusion à la célèbre bataille de Lépante, livrée en 1571.