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Page:Marguerite de France - Memoires et Lettres.djvu/64

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MÉMOIRES

Pour moy, l’on ne me disoit rien de tout cecy. Je voyois tout le monde en action ; les huguenots desesperez de cette blesseure ; messieurs de Guise craingnans qu’on n’en voulust faire justice, se suschetans tous à l’oreille. Les huguenots me tenoient suspecte parce que j’estois catholique, et les catholiques parce que j’avois espousé le roy de Navarre, qui estoit huguenot. De sorte que personne ne m’en disoit rien, jusques au soir qu’estant au coucher de la Royne ma mere, assise sur un coffre aupres de ma sœur de Lorraine, que je voyois fort triste, la Royne ma mere parlant à quelques-uns m’apperceut, et me dit que je m’en allasse coucher. Comme je lui faisois la révérence, ma sœur me prend par le bras, et m’arreste en se prenant fort à pleurer, et me dict : « Mon Dieu, ma sœur, n’y allez pas. » Ce qui m’effraya extrêmement. La Royne ma mere s’en apperceut, et appella ma sœur, et s’en courrouça fort à elle, luy deffendant de me rien dire. Ma sœur luy dit qu’il n’y avoit point d’apparence de m’envoyer sacrifier comme cela, et que sans doubte s’ils descouvroient quelque chose, ils se vengeroient sur moy. La Royne ma mère respond, que s’il plaisoit à Dieu, je n’aurois point de mal ; mais quoy que ce fust, il falloit que j’allasse, de peur de leur faire soupçonner quelque chose qui empeschast l’effect.

Je voyois bien qu’ils se contestoient et n’entendois pas leurs paroles. Elle me commanda encore rudement que je m’en allasse coucher. Ma sœur fondant en larmes me dit bon soir, sans m’oser dire aultre chose ; et moy je m’en vois toute transie, esperdue, sans me pou-