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Page:Marguerite de Navarre - L'heptaméron des nouvelles, 1559.pdf/215

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DE LA ROYNE DE NAVARRE.

le auoit faicte d’vn ſeruiteur remply d’vne amour ſi parfaite, debuoit eſtre eſtimée ſi grande, que ſon treſor ny mefme ſon royaume ne luy pouuoient oſter le tiltre d’eſtre la plus pauure & miſerable dame du monde, pource qu’elle auoit perdu ce que tous les biens ne peuuent recouurer. Et apres auoir paracheué d’ouyr la meſſe & retourné en ſa chãbre, feit vn tel dueil, que ſa cruauté meritoit. Et n’y eut montagne, rocher, ne foreſt, ou elle n’enuoyaſt chercher ceſt hermite : mais celuy, qui l’auoit tiré de ſes mains, le garda d’y tomber, & le mena pluſtoſt en paradis, qu’elle n’en ſceut auoir nouuelles en ce monde.

Par ceſt exemple ne doit nul ſeruiteur confeſſer ce qui luy peult nuire & en rien aider. Et encores moins, mes dames, par incredulité debuez vous demander preuue ſi difficile, qu’en l’ayant vous perdiez voſtre ſeruiteur. Vrayement, Dagoucin, diſt Guebron, i’auois toute ma vie ouy eſtimer la dame, à qui le cas eſt aduenu, la plus vertueuſe du monde : mais maintenant ie la tiens la plus folle & cruelle, qu’oncques fut. Toutesfois, diſt Parlamẽte, il me ſemble qu’elle ne luy faiſoit point de tort de vouloir eſprouuer ſept ans s’il l’aimoit autant qu’il diſoit : car les hommes ont tant accouſtumé de mentir en pareil cas, qu’auãt que s’y fier (ſi fier s’y fault) on ne peult faire trop longue preuue. Les dames, diſt Hircan, ſont bien plus ſages qu’elles ne ſouloient : car en ſept iours de preuue, elles ont autant de ſeureté d’vn ſeruiteur, que les autres auoient par ſept ans. Si en y a il, diſt, Longarine, en ceſte compaignie que lon a aimé plus de ſept ans à toutes preuues de harquebouſe, encores n’a lon ſceu gaigner leur amitié. Par Dieu, diſt Simontault, vous dictes vray, mais auſsi les doibt on mettre au rang du vieil tẽps : car au nouueau ne ſeront elles pas receuës. Encores, diſt Oiſille, fut bien tenu ce gentil-homme à la dame, par le moyen de laquelle il retourna entierement ſon cueur à Dieu. Ce luy fut vn fort grand heur, diſt Saffredent, de trouuer Dieu par les chemins : car veu l’ennuy ou il eſtoit, ie m’esbahis qu’il ne ſe donna aux diables. Emarſuitte luy diſt : Et quand vous auez eſté mal traicté de voſtre dame, vous eſtes vous donné à tels maiſtres ? Mille & mille fois ie m’y ſuis donné, diſt Saffredent : mais le diable, voyant que tous les tourmens d’enfer ne me pouuoient faire pis que ceux qu’elle me donnoit, ne me daigna iamais prendre, ſçachãt

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