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Page:Marguerite de Navarre - L’Heptaméron, éd. Lincy & Montaiglon, tome I.djvu/172

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NOTICE DES MANUSCRITS

D’un seur espoir que ses œuvres sont miennes,
Et, qui plus est, il fait les myennes siennes,
Et mes péchez par luy sont satisfaictz
En me donnant part à tous ses bienfaictz.
Ô mon bon Dieu, je le croy fermement ;
Par quoy vous prie & requiers humblement
N’attendre pas que le soleil se couche
Pour me tirer de ma mortelle cousche.
Mais, aujourd’huy par ce soleil luysant,
Comme au larron[1], ce Paradis plaisant
Me faictes veoir, Seigneur, c’est vostre face,
Afin que là ma louange parface.
Puysque le Filz d’un amoureux couraige
N’a crainct pour moy passer ce dur passaige,
Passer m’y veulx sans craindre nul alarme,
Car ce n’est pas raison que le Gendarme,
Passant canon, lance, espée ou meschef,
D’un cueur joyeulx ne suyve son bon chef.
Je m’y en voys ; mon Dieu, avansez vous,
Car ce mourir plus que vivre m’est doulx. »
Puys dist : « Je sens mes membres & mon corps,
Mes sens douloir l’un après l’autre mortz.
Chacun disoit la mort de douleur plaine,
Et je me meurs, & n’ay ny mal, ny peyne.
Ô mon Seigneur, je voy la raison forte,
Car ma douleur vostre Filz en croix porte ;
Il a pour moy beu cest amer bruvaige,
Ne me laissant en corps, ny en couraige,
Mal ny ennuy, sinon l’ardant desir
D’estre avec luy en l’éternel plaisir. »
Après, l’oyant lire, ung peu se taisa,
Puis, embrassant sa femme, il la baisa,
Disant : « Adieu pour ung bien peu de temps,
Lequel passé nous nous verrons contans. »
En se tournant, les yeulx au ciel leva
Et à son Dieu sa voix foible esleva,
Disant : « À vous sans douleur je m’en voys. »
Son
In manus dist, puys en doulce voix
Comme amoureux de son Dieu, dist : « Jesus, »
Lequel finy, l’ame volla là sus.
Mais, en faisant du corps au Ciel passaige,
Le clair soleil sur ce pasle visaige
Ung beau rayon fist si très fort reluyre
Qu’i sembloit estre un cheriot pour conduyre
L’espouse au Ciel, l’âme à son Créateur.

. . . . . . . . . . . . . .

  1. C’est-à-dire le bon larron. — M.