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ORAISON FUNÈBRE

avoient député, & les Romains aux plus proches & plus honorables amys du mort, certes à bon droit me le vendiqueray. S’il est à tous egallement permis de louer la vertu, de l’embrasser, de rendre aux louables personnes leur honneur, de tenir propos & faire exercice de ce qui est de soy honneste, pourquoy ne me sera il licite de racompter les vertus d’une tant illustre Royne & de traicter de chose tant honneste & tant louable ? Davantage, si monstrer tesmoignage de gratitude ne doibt estre imputé à vice, certes personne, s’il n’est juge inique, ne me condemnera de témérité que je m’efforce aujourd’huy louer celle qui, de sa grâce, m’a tant fait de bien & d’honneur que je lui devois & ce qui est à moy & moi-mesmes, tel quel que je sois. Mais que me dit icy mon esprit ? Qu’est ce que je pense ? Que dy je que je vueille louer celle, les vertus de laquelle quand on vouldroit dignement exprimer, la fertilité d’Homère en deviendroit stérile, le torrent de Démosthène en déseicheroit, la lumière & splendeur de l’éloquence Tulliane en seroit estainte ? Et moy le pourrois je faire, qui ne suis exubérant en résonantes paroles & n’ay abondance de sentences copieuses, en quoy éloquence consiste, voire qui ay esté distraict, presque l’espace de vingt ans, de la mamelle des bonnes lettres, qui nay aulcune fécundité, ne d’esprit ne de langage, & qui me seuls le plus foible & en tout plus inepte entre ceuls que Marguerite avoit couchés en son estat ; moy, dy je, qui congnois mon impuissance, mettray je la main à célébrer les vertus de Marguerite ? O trop audacieuse & trop folle entreprinse ! Il me vault donc mieuls, en baissant la voille, désister du voyage entreprins & laisser ceste charge à d’aultres, qui pourront mieuls que moy contenter la grandeur de cest affaire.