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XXIIIJe NOUVELLE

qu’il leur sera possible, par quoy je vous prie, Dagoucin, donnez vostre voix à quelqu’une.

— Je la donne, » dist-il, « à Longarine, estant asseuré qu’elle nous en dira quelqu’une qui ne sera poinct mélencolique, & si n’espargnera homme ne femme pour dire verité.

— Puis que vous m’estimez si véritable, » dist Longarine, « je prendray la hardiesse de racompter ung cas advenu à un bien grand Prince, lequel passe en vertu tous les autres de son temps. Et vous direz que la chose dont on doibt moins user sans extrême nécessité, c’est de mensonge ou dissimulation, qui est ung vice laid & infame, principallement aux Princes & grands Seigneurs, en la bouche & contenance desquels la vérité est mieux séante que en nul autre. Mais il n’y a si grand Prince en ce monde, combien qu’il eust tous les honneurs & richesses qu’on sçauroit desirer, qui ne soit subject à l’empire & tyrannie d’Amour, & semble que plus le Prince est noble & de grand cueur, plus Amour faict son effort pour l’asservir soubz sa forte main, car ce glorieux Dieu ne tient compte des choses communes & ne prend plaisir sa majesté que à faire tous les jours miracles, comme d’affoiblir les forts, fortifier les foibles, donner intelligence aux ignorans, oster le sens aux plus sçavans, favoriser aux passions, destruire la raison, & l’amoureuse Divinité prend plaisir en telles mutations. Et, pource que les Princes n’en sont exemptz, aussi ne sont ils [quictes] de nécessité ; or, s’ils ne sont quictes de la nécessité en laquelle les met le desir de la servitude d’Amour, par force leur est non seulement permis d’user de mensonge, hypocrisie & fiction, qui sont les moyens de vaincre